Lorsque je repense à ma première journée en Albanie, je vois le sourire édenté d'une vieille dame, la faux à la main. Je vois cet enfant sur un VTT trop grand pour lui et avec un dérailleur coincé se lancer vaillamment dans une course contre nous. Il tient plutôt bien la distance. Je vois des garagistes qui retapent des SUVs flambant neufs dans une banlieue un peu glauque de Shkodër. Je me revois en train de me demander si ces voitures ont été volées. Je vois quelques chiens errants préférant une caresse à nos mollets en plein effort. Je revois des conducteurs qui se décalent pour ne pas nous frôler. Je vois une route lisse au bitume parfait. Je visualise le centre-ville piéton animé de Shkodër et notre guest house à la terrasse hippie ombragée bien agréable en fin de journée. Le genre d'endroit qui vaut bien un quatre étoiles où on se dit qu'on resterait bien une nuit de plus. Je repense à ce concert organisé pour la fête des motards et à ces derniers qui viennent se garer sur le trottoir en faisant un maximum de bruit, devant le regard envieux de certains passants ; pas de plot antiterroriste ici et la bière qui coule à flot. Je repense à l'appel à la prière lancé par la fière mosquée de Xhamia e Madhe, le dernier qu'on entendra dans le pays. Je repense aux premiers mots entendus de cette langue étrange qui ne ressemble à aucune autre : tungjatjeta, faleminderit.

Dans ces souvenirs, il n'y ni voleurs, ni chauffards, ni sentiment d'insécurité. Une après-midi pour faire voler en éclats tout un château de préjugés, ça laisse des traces. L'Albanie ne mérite pas les clichés qu'on lui fait porter. Reste le sentiment d'être à l'étranger pour la première fois du voyage, ou presque. De nombreux bâtiments arborent l'architecture moyen orientale moderne : marbre et vitres bleues de rigueur. Les maisons sont trahies par un protubérant chauffe-eau solaire perché sur un échafaud bien au-dessus du toit. L'animation au bord de la route est permanente. Des enfants nous crient "hello" depuis un balcon qu'on n'avait pas remarqué. Nous croisons des chèvres, plus rarement des vaches ou quelques moutons. Parfois en liberté, le plus souvent attachés. Nous finissons par tomber sur le berger non loin. Comme s'il promenait son chien. Est-on encore en Europe ?

Après les bosses monténégrines, rouler dans les vallées plates du nord de l'Albanie donne des ailes. Nous avons à nouveau l'impression de pouvoir parcourir des centaines de kilomètres par jour. Quelle agréable sensation de glisse ! Nous filons dans la campagne parsemée de maisons isolées et de villages de béton. Un jeune automobiliste allemand enthousiaste s'arrête pour nous proposer un coca en échange d'une séance de questions réponses. Au diable nos principes lorsqu'il fait chaud et faim, comme des vampires nous engloutissons ce sucre frais bienvenu. D'autant plus que les ravitaillements sont difficiles. Les supermarchés sont aussi grands que vides. Certains rayons frais brillent uniquement de la lumière blafarde qui éclaire le fond blanc immaculé. Nous avons perdu tous nos repères pour préparer des sandwichs. Habitués à l'abondance, on avait oublié qu'un supermarché ne se remplit pas tout seul. Les stations-service deviennent notre havre. Toilettes et boissons à prix raisonnable. Dans ce grand pays laïc, elles sont la place de l'église où la population se retrouve pour jouer, discuter ou prendre un café. Un lieu toujours animé qu'il soit au milieu de la ville comme au bord d'une petite départementale.

Le nombre de voies routières se multiplie à l'approche de Tirana. Les camions pressés doublent sauvagement voitures et charrettes. Nous devons faire autant attention aux véhicules qui proviennent de derrière nous que ceux qui viennent d'en face, ne se souciant guère de notre présence. La capitale parvient à un mélange étonnant entre urbanisme soviétique et architecture (parfois) occidentale moderne. Nous passons successivement devant des blocs de béton nu, des blocs de béton peint en rouge ou jaune, un mall ultra moderne avec son supermarché italien et pour terminer un quartier piéton tout neuf en bois et en pierre avec lumière jaune tamisée et garde de sécurité à l'entrée. On y retrouve la jeunesse huppée de la ville qui vient diner au restaurant le soir. Match de foot diffusé sur écran géant et concert gratuit sur la place démesurée de Skanderbeg. La chanteuse reprend des chansons américaines, entretenant la grande marche de l'homogénéisation culturelle. On aurait juste préféré un peu plus de folklore.

Les choses se compliquent ensuite. Interrompus dans notre lancée par un jeune homme au volant d'une belle Mercedes étincelante : "où allez-vous ? Cette route est une impasse, un village dans 12 kilomètres puis plus rien !" - "Pourtant sur la carte, ça passe !". Débat sur l'épaisseur du trait censé représenter notre issue, est-ce une "vraie" route ? Ça passe ou ça ne passe pas ? Des cyclistes y sont-ils allés ou est-ce là une facétie d'un calculateur d'itinéraire pas très malin ? Pendant ce temps, la mère de notre bienfaiteur, quatre-vingt-cinq ans au compteur, commence à converser en albanais avec Annie. Cette dernière maîtrisant désormais parfaitement l'art de l'illusion de parler toutes les langues encourage son enthousiasme. On finit par donner raison à notre nouvel ami. Demi-tour, un col et quelques dizaines de kilomètres en plus.

Les surprises continuent. Nous nous retrouvons successivement au milieu d'une piste d'aéroport militaire puis sur un chemin envahi par les ronces, poussés par un Albanais nous criant : "continuez par là, ça rejoint la route !". Les erreurs de parcours ne pardonnent pas ici. S'éloigner du réseau principal signifie se retrouver sur des ersatz de route, au mieux. Le relâchement sur l'itinéraire débouche immanquablement sur de l'inattendu à l'arrivée, parfois pour le meilleur aussi. Arrivés par hasard au pied d'une usine désaffectée, quelques bâtiments et une grosse cheminée en béton fanent lentement au milieu des herbes hautes, des bergers s'occupent de leur chèvre. Nous nous installerons ici pour la nuit après leur avoir demandé la permission, ainsi qu'à nos nouveaux voisins, la tortue et le serpent. Un jeune homme viendra nous apporter de l'eau, en bidon de 5 litres.

Enivrés par la chaleur, nous regardons défiler les villes avec le peu d'attention que nos capacités mentales réduites nous permettent. Berat, petit joyau ottoman classé au patrimoine mondial de l'UNESCO, ne nous fera pas grande impression. La place centrale est déserte à 14h, les 35 degrés au thermomètre poussent habitants et touristes aux tréfonds des cafés ou de leurs habitations. Nous allons visiter le château. Il nous avait échappé qu'il se situe en haut d'une côte pavée à 12% sur un kilomètre, sans ombre évidemment. La priorité est désormais de trouver à boire plutôt que d'observer les cailloux. Quelques photos rapides suffisent à retirer toute forme de culpabilité. Nous redescendons lentement dans la hiérarchie des besoins de Maslow.

Fier, Vlorë, Sarandë. Les villes de l'albanian riviera se suivent et se ressemblent. Au détour d'une colline apparaît un agrégat de béton aux axes rectilignes. Étonnement, les cités en Albanie poussent verticalement au lieu de s'étendre horizontalement. Les parcs et les arbres semblent quant à eux superflus. Elles n'ont pas eu la chance de bénéficier du même lifting que leurs consœurs du nord. Autour, des plages recouvertes de parasols aussi alignés que les rues précédemment parcourues. Extensions de la ville sur le sable. Nous pouvons évaluer notre proximité au divin sable tant recherché par les touristes au nombre de bouées suspendues aux devantures des boutiques. La route quitte la mer pour remonter dans le parc national du Llogara. Longer la côte ne signifie pas rouler sur du plat. Elle suit une rivière dans une gorge pour nous élever ensuite au-dessus à 900 mètres d'altitude dans une jolie forêt un peu poussiéreuse. Des panneaux défilent en série : "attention, côte à 10%", nous ne leur faisons plus vraiment confiance. Les descentes s'associent à un réflexe pavlovien de désespoir : on sait que ça remonte derrière. Ça remonte toujours.

En arrivant à la frontière, nous nous retournons pour regarder une dernière fois un pays qui garde encore une grande part de mystère. Comment conclure ? Je dirais que nous avons vu un garçon encore un peu timide. Ce genre de personne qui met un baggy trop grand pour elle et qui n'arrive pas à se mettre en valeur. Pourtant, il est attentionné et beau lorsqu'on prend le temps de la découvrir. Nous avons le sentiment d'être passé trop vite. Beaucoup de cyclistes que nous avons rencontré en sont même tombés amoureux. C'est là sans doute le principal risque que vous prenez en allant à sa rencontre.