"We are the champions". C'est à peu près le sentiment que nous éprouvons à entendre tous les klaxons retentir à notre entrée en Iran. "Welcome to Iran" nous crient les automobilistes comme si nous venions de réaliser un exploit. Il y a beaucoup de monde et de bruit, un peu trop même. Nous nous empressons de nous échapper par les montagnes de la province d'Azerbaïdjan en Iran.
Une petite route peu fréquentée qui serpente entre des pics desséchés. Qui a dit que le désert devait être plat ? Un tapis de galet marque le lit d'une rivière qui n'a pas dû couler depuis l'hiver dernier, au moins. Les montagnes ont réussi à passer la frontière mais apparemment pas l'eau. Le seul endroit plat pour installer la tente est fréquenté par les moutons à en juger l'odeur et la quantité de "boulettes" qui recouvrent le sol. En désespoir de cause, nous nous installons quand même à proximité. À la nuit tombée, le troupeau revient et nous dormons au son des cloches et des bêlements. Réjouissons-nous car ce n'était pas le cas du berger qui a dû monter la garde toute la nuit.
Notre plus grande difficulté, c'est de trouver internet. Nous exerçons notre droit à la déconnexion et avons un principe un peu rigide de ne pas acheter de carte SIM locale. Nous profitons des Wifi lorsque nous en trouvons. Ça marchait bien jusqu'à présent mais en Iran, c'est le black-out. C'est bien la première fois que nous pouvons être dans un petit immeuble d'appartements et ne capter aucun réseau. Lorsque nous arrivons à Tabriz, il nous faut trouver un endroit où dormir et nous nous sentons un peu démuni. Nous finissons par trouver l'adresse d'un office de tourisme, en fait un guide privé qui se rémunère en faisant du change de devises après avoir prodigué quelques conseils bien utiles. Celui-ci nous dit que nous devons respecter trois règles en Iran : 1 - apprendre à lire les chiffres écrits en farsi pour ne pas se faire arnaquer, 2 - ne jamais photographier les femmes en noir même si elles sont toutes en noir, 3 - ne pas se moucher en public, c'est mal poli. On devrait s'en sortir. Nous nous résolvons à dormir dans l'hôtel qu'il nous a indiqué sans pouvoir vérifier sa note sur TripAdvisor ou Google. Je prends conscience à quel point les sites de notation sont entrés dans les mœurs. Au moins la mienne. La désintoxication n'est pas terminée. La connexion est artificiellement lente, innovation de l'état pour créer de la frustration et décourager l'utilisation d'internet par la population. Quelques sites sont bloqués : Facebook, YouTube, le paiement par CB, le téléphone par internet, les images de notre blog. D'infimes îlots dans la galaxie du web mais qui nous font réaliser qu'on va toujours plus ou moins sur les mêmes sites. Un être vous manque et tout semble dépeuplé.
Nous réinventons la mode. Selon la loi, Annie doit rouler en pantalon et manches longues. Elle découvre et progresse rapidement dans l'art de rouler sans cuissard. Après un premier cap difficile aux 70 kilomètres, elle assure désormais les cent kilomètres sans (trop de) souffrance. Attention amis cyclistes qui la rencontrez, elle milite désormais contre cet accessoire devenu superflu. Je défends quant à moi la version berbère du cyclisme : couverture de vêtements intégrale pour se protéger du soleil et thé chaud pour se désaltérer. J'ai encore un peu de mal à convaincre mais je ne désespère pas.
Il m'est difficile de parler de l'hospitalité iranienne sans être redondant avec tout ce qu'on a pu lire ou entendre dessus. Les iraniens nous appâtent avec leurs fruits et nous mordons naïvement à l'hameçon. Nous avons du mal à terminer l'ensemble des tomates, concombres et autres poires offerts avant qu'ils périssent ou s'écrasent dans nos sacoches. Les voitures peuvent klaxonner avec insistance, faire des queues de poisson et terminer avec leur meilleur sourire en nous demandant d'où on vient. Nous acceptons ces cadeaux comme autant de moments d'échange et de partage de la vie quotidienne. Parfois cette hospitalité inhabituelle peu devenir envahissante. Nous réalisons la difficulté de dormir chez quelqu'un dont nous ne parlons pas la langue, l'énergie et le temps nécessaires pour exprimer une idée simple et la frustration de ne pas pouvoir tenir une conversation. Nous nous adaptons lorsque, avec la meilleure intention du monde, une personne insiste pour nous inviter à déjeuner puis nous oblige à passer la nuit chez elle. On n'y voit que de la bonne volonté mais en nous-mêmes nous nous sentons quelque peu privés de notre liberté. Nous apprécions alors à sa juste valeur le bonheur de partager un moment dans une langue partagée.
Cap vers la mer Caspienne. Une piste et des pentes très (très) raides, un soleil écrasant mais heureusement une âme bienveillante nous prend dans son camion. Nous tentons de boire le thé offert avec le transport au rythme des bosses et de la chanson qui passe en boucle à la radio. Nous gagnons une demi-journée. Une dernière chaîne de montagnes nous sépare désormais de la vaste plaine située 1500 mètres en dessous de nous. Des nuages tentent de passer, coiffant les sommets d'un habit blanc spectaculaire. On le sait, il pleut en bas et nous nous attendons au pire. Nous profitons une dernière fois du soleil. Une bruine soufflée par le vent parvient à nous atteindre lors de l'ascension jusqu'au dernier col. Nous faisons une dernière pause au chaud avant de basculer de l'autre côté. En moins de cinq cents mètres, nous nous retrouvons dans une brume épaisse. La poussière recouvrant la piste s'est transformée en boue argileuse qui vient se coller aux jambières et aux sacoches. Nous avons perdu 14 degrés et nous ne voyons plus à 10 mètres. Les automobilistes continuent de monter tranquillement en oubliant d'allumer leurs feux. Les mains sur les freins, nous slalomons entre des congères de boue formées par les pneus des véhicules. La température remonte avec l'altitude qui diminue. La pluie continuera toute la journée, nous sommes partagés entre le plaisir de la première sensation de pluie depuis quatre mois et le désagrément des pieds mouillés. À y réfléchir, on a hâte de remonter.
Nous (re)découvrons l'importance de l'espace dans les maisons au salon démesuré, sans table ni chaises et avec pour seul meuble souvent un confortable canapé. Nous dînons à même le sol sur un célèbre tapis Persan. Une fois débarrassé, il reste une belle surface qui ouvre toutes les possibilités d'activité. Les enfants se font un malin plaisir à sortir le vélo à roulettes pour en faire le tour. Dans les mosquées à l'espace ouvert et plein de vide, nous apprécions d'y passer du temps, simplement. Le genre de vide à même de stimuler la créativité et d'ouvrir l'esprit. Même les bazars avec leurs larges allées en voûtes croisées d'ogives, leurs murs en brique claire et leurs jardins sont agréables. Nous sommes tombés amoureux du volume à l'iranienne.
Le pays qui se dévoile à nous laisse aussi apparaître contradictions. Un président élu mais contrôlé par un pouvoir religieux autoritaire. Des médias "régulés" mais une liberté de parole dans la rue comme on en voit peu même dans les pays plus libres. Toujours à s'inquiéter de ce qu'on pense du pays mais des regards parfois malpolis et inquisiteurs. Lorsque nous visitons les sites religieux, il n'est pas rare de voir apparaître un Mollah pour nous présenter l'histoire du site. Il peut émaner autant une sagesse inspirante qu'une amertume vis à vis du comportement des wahhabites ou des salafistes qui menacent les sites sacrés chiites. Une bienveillance et un dévouement touchants lorsque nous demandons de l'aide mais une furie presque meurtrière lorsqu'ils sont sur la route. Plus qu'ailleurs, tout nous semble aller très vite. Des bonnes choses comme des mauvaises. Les automobilistes pressés semblent vouloir assassiner tous les piétons qui osent traverser la route. L'inflation galopante rend tous les prix des guides de voyage immédiatement obsolètes. La musique est interdite ? Cachez cet album de Jennifer Lopez que je ne saurais voir.
Ces premières semaines se font sous le signe d'Ashura, une cérémonie chiite commémorant de la mort l'Imâm Hussein, petit-fils de Mahomet occupant une place importante dans les croyances Chiites. Des drapeaux noirs, signes du deuil, sont déployés partout où on pose le regard, bien plus que le timide drapeau iranien. Concrètement, pour nous, cela veut dire du thé offert dans tous les villages et villes que nous traversons et des musiques entêtantes, les Latmiya, diffusées sur toutes les radios et télévisions. Le dernier jour, nous assistons à des processions d'hommes se fouettant en rythme partout où est construit une mosquée. Nous regardons tout cela avec respect et circonspection. Nous ne jugeons pas mais ne pouvons-nous empêcher de penser que c'est parfois un peu exagéré. Au moins cela a le mérite d'occuper les enfants pendant les grandes vacances.
Nous arrivons à la frontière du désert. Les maisons et forteresse en adobe donnent l'impression de châteaux de sable. Il n'y a plus d'arbre, plus d'ombre, plus d'eau. Seules de petites touffes d'un buisson piquant et sec parviennent à pousser. La vie humaine est pourtant là. Des ruines de petits bâtiments servent d'abri aux bergers qui surveillent leur troupeau. À la nuit tombée des lumières s'allument tout autour de nous. Nous découvrons des villes dont nous ne suspections même pas l'existence. Nous atteignons Kashan et le début de l'Iran impérial. De belles maisons traditionnelles démontrent tout le savoir-faire des Perses. L'Iran s'apprécie autant pour ses paysages que pour son patrimoine culturel et architectural.