"Vous pensez quoi des routes en Arménie ?" C'est par cette question qu'une jeune arménienne francophone croisée dans la rue lança la discussion. Et c'est vrai que nous avons mis un peu de temps pour trouver une réponse polie. Nous finirons par accoucher d'un médiocre "ça dépend" en dissimulant mal notre regard dépité.

L'Arménie reste pour nous à peu près aussi mystérieuse que la Géorgie. Un petit pays à la langue et l'écriture énigmatiques coincé entre les sommets du Caucase. Altitude moyenne, 1500 mètres. Il paraît qu'il existe un plateau arménien. C'est pas faute d'avoir fait des zigzags mais nous n'avons jamais rien trouvé que l'on puisse qualifier de plat, si ce n'est un vaste lac. Nous n'avons pas pris la fonction pédalo

Si la montagne est le squelette du pays, ses rivières en sont très certainement les vaisseaux sanguins. Nous pourrions y rester juste pour son eau. Partout, dans les villes et à la campagne, les monuments ou les églises, l'eau de montagne jaillit dans de petites fontaines pour boire. On peut y observer un défilé permanent d'enfants, d'hommes d'affaires et de grand mères où chacun attend poliment son tour. C'est la mixité sociale dans toute sa simplicité et sa nécessité. L'eau y est fraîche et naturelle, on pourrait en boire des litres et il va m'être difficile de revenir à la Seinoise après ça. Les cours d'eau forgent le relief du pays, définissent là où peut aller et là où on ne peut pas. Ce seront nos autoroutes autant que nos portes dérobées. Les rivières indiquent les chemins que les cyclistes et les voyageurs doivent prendre. Celui qui comprend et respecte ce principe tacite pourra alors profiter du pays dans toute sa grandeur et son accueil.

Peu après la frontière, nous nous engageons sur une piste en terre. Après tout, c'est à peine pire que la route dite "asphaltée". Nous dépassons quelques villages puis nous campons à proximité d'une rivière. Malgré l'éloignement, la soirée est animée. Quelques camions transportant des céréales redescendent le chemin que nous nous apprêtons à gravir le lendemain. Le chauffeur d'une camionnette "Veolia" nous salue. Sa voiturette vétuste semble plus âgée que la multinationale, on est bien loin de ce qu'on voit habituellement dans la publicité. Des vaches passent avec leur nonchalance habituelle. Elles sont suivies par un troupeau de moutons à l'air pressé, un travail ou un rendez-vous urgent semble les attendre. Enfin les chèvres traînent derrière pour nous observer jusqu'au rappel à l'ordre du gardien. Je m'abstiendrai de tout commentaire machiste sur une éventuelle prédisposition génétique au potinage.

Quelques courses dans une ville dont seule la route principale est bitumée puis nous rattrapons une voie à l'asphalte parfait longeant une rivière. Les rivières en Arménie ont cette particularité de ne jamais vouloir se satisfaire du niveau de la route. Sans doute leur façon de nous rappeler leur importance ici, où peut être souhaitent elles garder leurs distances pour la première fois. Une forme de timidité en somme, jamais de baignade le premier soir. C'est donc un canyon que nous longeons, comme nous en verrons plusieurs tout au long de notre traversée du pays.

C'est marrant à descendre, ça l'est beaucoup moins à remonter. Cette fois au fond du gouffre, dans tous les sens du terme, la route se cambre et se relâche sur une tendance globale de faux plat montant. Les hautes falaises qui nous entourent bloquent non seulement la vue mais aussi les nuages. La pluie et la bruine achèvent notre moral. Nous sommes dans une prison naturelle dont l'unique sortie nous casse les jambes. Nous mettons notre résilience à rude épreuve.

Enfin sortis, nous goûtons à l'authenticité du pays. Nous trouvons un mélange étrange de culture turque, chrétienne et russe. On rencontre de cette hospitalité chère aux musulmans, l'alcool en plus, pour le malheur de certains. On goûte au café arménien mais on ne comprend pas bien la différence avec la version turque. Les villes que nous passons ont un fort héritage soviétique. Dans la gare de Vanadzor trône encore une magnifique carte du réseau ferré soviétique, c'était alors l'époque de tous les espoirs où nous pouvions prendre le train et partir pour l'autre côté du continent avec un peu de patience. Nous y trouvons aussi l'héritage industriel du modèle communiste : mines et usines désaffectées parsèment le paysage dans les lieux les plus improbables, au sommet d'une colline déserte, le long d'une rivière en pleine nature ou au bord des villes. Heureusement, nous avons retrouvé le soleil et un vent favorable. Tout redevient beau avec le soleil.

Erevan est de loin la ville la plus grande du pays. On retrouve le mélange des quartiers. D'un côté les grandes avenues bordées d'immeubles massifs, de l'autre la petite colline chapeautée de maisons vétustes nageant dans une toile de ruelles chaotiques laissant à peine passer les voitures. L'ensemble est entouré par une vaste banlieue découpée par les autoroutes. Nous arrivons à l'auberge de jeunesse crasseux et fatigués après une semaine de montagne et de pistes. Le passage dans la capitale est pour nous d'abord un weekend de repos et avouons le, pour les addicts que nous sommes, de connexion à Internet. Nous y voyons des restaurants, pour la première fois dans le pays. Et même beaucoup, dont de nombreuses tables et terrasses installées dans des parcs arborés. Le genre d'espace "lounge" où on pourrait passer tout l'après midi. Si seulement le café ne coûtait pas le même prix qu'à Paris. On est devenus un peu radins.

Nous nous échappons de la ville par la petite porte. Une route quasi secrète éloignée de tous les grands axes. J'ai l'impression de radoter : celle-ci longe une rivière au fond d'un canyon. Nous campons avant d'arriver au lac Sevan. On nous a dit qu'il y avait des moustiques plus loin, on préfère jouer la sécurité. Pendant le petit-déjeuner, un renard passe nonchalamment à côté de nous. Il semble surtout intéressé par les divers sacs plastiques qui jonchent le sol. Il nous gratifie d'un unique regard pour la photo avant de repartir dans une zone plus tranquille. Le soir suivant, notre tente sert malgré nous de centre du village. Nous recevons successivement la visite d'un fermier, de ses filles et de deux poivrots. Nous découvrons le vin local et une sorte de café filtre froid en boîte plastique dont les Arméniens raffolent. Nous réussirons à les mettre à la porte à leur plus grand désarroi. Ils reviendront 20 minutes plus tard : ils avaient perdu dans le champs la poignée de vitre de leur Lada. Connaissez-vous cette devinette : comment récupérer les pièces de Lada ? Il faut se mettre derrière une autre Lada. La légende est vraie.

Parlons en de la Lada, de loin la voiture la plus fréquente dans le pays. Suivie par les autobus et ambulances de la marque UAZ, russe elle-aussi. Nous voyageons rien qu'en regardant les véhicules passer. Très souvent, nous avons vus des zones de stationnement surélevés comme dans les garages au bord de la route. Plus souvent encore, nous avons vu des voitures arrêtées, le capot ouvert, le chauffeur une bouteille d'eau à la main en train de tenter de refroidir un moteur fumant. Nous avons alors compris qu'il faut savoir réparer sa voiture ici. Et chacun a à disposition son kit du petit garagiste.

Nous passons d'une vallée à une autre au prix d'ascensions difficiles. En peu de kilomètres (mais beaucoup de temps !), nous alternons routes desséchées et quasi désertiques au bitume défiguré par la chaleur et nature verdoyante au climat humide. Dans cet extrême sud où aucun touriste ne daigne aller, nous trouvons des routes parfaites et presque désertes, une nature préservée et des camionneurs iraniens qui s'arrêtent pour cueillir des mûres ou nous inviter au thé. Un dernier col et le vert laisse place au désert sec et montagneux du nord de l'Iran. Le changement est saisissant. Nous longeons une dernière rivière où réussissent à pousser figuiers et grenadiers. Nous faisons une pause cueillette avant d'attaquer l'un des gros morceaux du voyage. En espérant que nous pourrons enfin reposer nos jambes dans des contrées moins vallonnées. La route des Grandes Alpes à côté, c'était une balade familiale.

* pas d'inquiétudes, le Dram est juste le sympathique nom de la monnaie arménienne