En bateau Marco

Il nous est arrivé lors de notre voyage de prendre plusieurs fois le bateau pour passer d'île en île. Quand on parle de bateau qui peut aller en haute mer, quel que soit le pays, rien ne ressemble plus à un bateau qu'un autre bateau. Pourtant, en faisant attention, quelques signes font la différence, sans toujours symboliser le pays dans lequel on se trouve.

D'abord, il y a des bateaux qui aiment les cyclistes. Celui qui nous a amené à Palerme n'était certainement pas de ceux-là. Malgré nos 2 heures d'avance, nous n'avons jamais eu autant d'occasions de manquer notre embarquement à cause des informations contradictoires données par le personnel. "Prenez la file piéton" ou finalement "plutôt la file voiture". "Scannez vos sacoches aux rayons X" puis "bon, une seule suffira". "Montez dans le bus. Oui, oui, avec le vélo". Et enfin "mais non, vous n'êtes pas dans le bon bateau, le vôtre est à 800 mètres. Et il part dans cinq minutes." Cela nous aura donné le privilège d'observer le désamarrage de notre immense cargo de l'extérieur.

Ce bateau, qui relie une fois par semaine la Sardaigne à la Sicile, est affrété par un armateur grec. Ce n'est pas coutume. Il doit faire dans les 400 mètres de long. Il dispose de deux niveaux de parking pour les véhicules (dont nos chers vélos) et de trois niveaux "habitables" : un grand salon bar, un restaurant, une boutique, une petite salle de jeu, plusieurs zones de sièges inclinables et des chambres. N'imaginez pas un navire de croisière luxueux : une moquette bleue et du lambris couleur pin masquent la pauvreté des matériaux utilisés pour décorer l'habitacle. Nous avions pris pour cette fois des sièges numérotés, espérant avoir notre espace réservé. Ils ne servent en fait à rien puisque, lorsque nous disons au personnel que "nous ne trouvons pas notre siège", celui-ci nous informe que "vous pouvez vous installer où vous voulez".

Nous sommes les derniers passagers à être montés à bord. Exténués et un peu hagards après le sprint à vélo suivi du transport des huit sacoches jusqu'au pont principal, nous ne pouvons que constater l'ingéniosité des passagers pour exploiter les moindres recoins du pont pour se fabriquer un nid douillet et confortable. Chaque angle, chaque espace vide, chaque arrière de bar est utilisé, ou plutôt squatté, par un matelas en train d'être laborieusement gonflé par un mari gentleman ou pour les plus aisés une petite pompe électrique. Pendant ce temps, la femme tente de maîtriser les enfants heureux de retrouver un terrain de jeu qui semble habituel. Sans doute celui-ci marque-t-il le début des vacances ou d'un week-end chez la grand-mère.

Après trente minutes de recherche assidue, d'une vaine tentative de trouver l'emplacement auquel personne n'aurait pensé, nous abdiquons devant le niveau d'expérience largement supérieur de nos voisins. Nous ne pourrons pas nous allonger. Nous marquons donc notre territoire sur deux sièges qui, comble du luxe, nous permettent d'allonger nos jambes. Cette victoire, nous la devons grâce à un mouvement vif digne du chat bondissant sur une souris : le précédent occupant commence à exercer des mouvements typiques de celui qui s'apprête à partir, plusieurs congénères et moi-même avons repéré du coin de l'œil le frémissement de la proie. Avantage pour nous : nous sommes les plus proches. Il n'y a plus de gêne ni de respect, en l'absence de régulateur, la loi du Talion s'applique. Le siège ne restera inoccupé qu'une fraction de seconde. Poser les sacoches devant présente le double avantage de servir de repose pied et de garantir leur sécurité. Le siège s'incline, nous avons notre business class. A deux détails près. La lumière que nous espérions s'éteindre vers 22h30, au plus tard 23h, restera allumée toute la nuit et nous respirerons au rythme de la porte claquant à chaque passage d'un fumeur allant prendre quelques bouffées de liberté. Nous sommes à côté du passage permettant d'accéder à l'extérieur du bateau.

En face de nous, un petit écran de télévision diffuse une série télévisée grecque, sans doute comprise par bien peu de passagers. La loi Evin n'y a sans doute pas d'équivalent : chaque acteur donne l'impression de fumer une cigarette entière à chaque scène. Des gros plans filment tous leurs mouvements, derrière le filtre de fumée, exagérés dans un mélange parodique de Mister Bean et Hitchcock. Nous nous endormons, Buff sur le visage pour se créer un semblant d'obscurité, bercés par le vrombissement du moteur, le claquement régulier de la porte et les palabres incompréhensibles du mélodrame télévisuel, saoulés par l'odeur du gasoil.

Au réveil, tous les humains sont égaux. Installés non loin des toilettes, nous voyons défiler des visages encore luisants de la sueur de la nuit, plus ou moins réveillés. Les vêtements sont moins bien âpretés que la veille. J'ai pris l'habitude de me sentir plus pouilleux que mes voisins. À cet instant précis, ce sentiment s'est évanoui, je ne suis plus jugé et j'ai l'impression un peu utopique d'une forme de communion avec mes pairs. J'avais oublié cette sensation très particulière qui saisit l'esprit embrumé lors d'un long trajet en transport en commun. Il n'y a rien à faire, seul le bateau a existé pendant ces dix heures. Je n'ai pas bougé et pourtant, en sortant, le monde est différent. Cagliari a laissé place à Palerme. Cette croisière en bateau était simplement parfaite.