Entre terre et Khmer

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Nous avons bien fait de déjeuner vers 9 heures avant de passer la frontière. Nous épuisons nos derniers biscuits aromatisés fromage vers 13 heures et toujours aucun signe de village. Nous traversons un no man's land de jungle touffue d'une banalité infinie. La chaleur est devenue étouffante. Les quelques côtes plutôt sèches qui bordent les limites du parc de la Cardamome nous épuisent. La première source de vie apparaît vers le kilomètre 80. Dans cette région reculée où la route n'a dû devenir praticable que récemment, c'est la présence d'un cours d'eau qui attire la population. Toutes les grandes villes se sont construites au bord d'une rivière.

Le Cambodge a une signification particulière pour Annie. Son père y est né et notre itinéraire se fait en fonction des membres de la famille à rencontrer. Ce qui lui a valu incompréhensions et parfois railleries dans les pays précédents est accueilli par un sourire teinté de curiosité et d'envie. Dans ce pays qu'elle connaît bien, la méfiance se fait plus grande. Les guides que nous lisons ne sont pas plus rassurants : vol à l'arraché en ville, arnaques à la frontière, police partiale et partielle et j'en passe. Nous dormirons à l'hôtel ce soir. Le "green hotel" n'avait rien d'écologique sauf la couleur, au moins pouvons-nous dormir à côté de nos vélos. À la nuit tombée, la rue n'est éclairée que par les nombreux restaurants vides le long de la route. Le plus souvent de grands abris de tôle ouverts attenants aux maisons. Un bar attire quelques ouvriers qui rigolent et passent du bon temps ensemble. Les Cambodgiens dinent tôt et tous les restaurants sont vides. Nous choisissons notre pitance dans des marmites placées à l'entrée. Les plats en sauce sans doute préparés le midi ou le matin sont froids et accompagnés d'un riz tiède. Au moins on mange.

Nous nous engageons sur la route principale qui va à la célèbre ville balnéaire de Kampong Som, plus connue sous le nom de Sihanoukville, donné en hommage au roi. Elle est étroite et très fréquentée, les voitures nous frôlent, les camions nous ignorent. Nous sommes loin de la route des vacances. Lorsque nous la quittons, c'est pour trouver une piste caillouteuse et poussiéreuse. Le bitume alterne avec le sable sans aucune logique évidente. Les véhicules qui nous dépassent laissent derrière eux un abondant nuage rouge qui vient se coller à nos vêtements et au vélo. La ville n'est que la conclusion de cette histoire. Autrefois un petit village de pêcheurs, refuge de quelques hippies tranquilles, elle est devenue le Macao de l'Asie du Sud Est. L'infrastructure routière croule sous le poids des chantiers de casinos et de tours de béton. La ville s'effondre sous le poids de l'Hubris de quelques-uns et le laisser-faire de tous les autres. Annie y a un cousin, c'est là notre seule motivation pour rester ici. Il gère un restaurant branché dans lequel nous trouvons des croissants à faire rougir les boulangeries françaises. Nous y restons pendant deux jours, invités dans un hôtel quatre étoiles, faisant des allers et retours sur un chemin chaotique bordé d'échoppes populaires entre deux pôles douillets et privilégiés. J'éprouve un sentiment partagé entre la culpabilité d'un privilège injuste et le réconfort des habitudes de la maison. Lorsque le soleil disparaît, les devantures ostentatoires des hôtels éclairent des échoppes populaire et animée. La culture tranquille des Cambodgiens réapparaît, la nuit de Sihanoukville est sombre et paisible.

La sortie de la ville est tout aussi épique. La route longe une plage qui ne fait plus rêver pour se terminer brusquement par une tranchée. Nous croisons quelques touristes égarés qui ne semblent pas à leur place. Je suppose que nous devons donner la même impression. Une vache nous regarde piteusement faire demi-tour entre les tours et des gravats que plus personne ne prend la peine d'évacuer. Ce Cambodge nous semble à ce moment-là définitivement perdu. Une sorte de vitrine de ce que l'homme peut faire de pire en l'absence de régulation. Nous avons là l'illustration parfaite des relations selon Hobbes, l'Homme est un loup pour l'Homme.

Après de longues réflexions au fil du temps perdu sur le vélo, nous sommes arrivés à la conclusion qu'un voyage satisfaisant nécessite deux conditions tout à fait subjectives : de jolis paysages, ce qui pour nous correspond à une architecture vernaculaire intégrée à un écosystème préservé, et le sentiment d'être accueilli et bienvenu. Notre méfiance injustifiée et les poubelles bien réelles viennent ternir nos impressions. Au bord de la route, nous observons le va et vient des mini vans et des motos side-car majoritaires. Des scooters sont ficelés à l'arrière des camionnettes, les motos tractent des remorques suffisantes pour transporter une vache ou deux, un cochon, un stock de matelas à vendre ou des paniers de pêche. Une planche en travers du porte-bagages permet d'y faire assoir quelques personnes, de suspendre des sacs ou des poulets. Le soir venu, lorsque nous campons dans les temples, les vendeurs ambulants déplient une moustiquaire et deviennent nos voisins de palier, d'arbre ou de statue de bouddha.

La route continue d'être circulante et en mauvais état. Comme une révélation devenue inespérée, une jolie baie apparaît, surplombée par une haute montagne. Celle-ci disparaît dans le ciel gris, enveloppée par de lourds et sombres nuages illusoires. Un rouleau compresseur nous extirpe de notre contemplation. Il passe sur un pont, lui fait perdre dix ans d'espérance de vie. Il n'y a rien à écraser ici, est-ce son véhicule de fonction ? Une pelleteuse détruit une bande d'asphalte, un ouvrier souffle la poussière sur des gravillons en prévision d'un dépôt d'asphalte qui n'arrivera pas. Et pendant ce temps, les Shadocks pompaient.

Kampot est une bouffée d'air : des maisons coloniales et quelques cafés à touristes saupoudrés de verdure sans tomber dans aucun excès.  C'est une petite ville de campagne, propre et animée. Presque à côté, Kep, un resort nostalgique de l'époque coloniale a gardé une ambiance franchouillarde. Les riches villas art-déco ne sont plus que ruines de béton nu mais la vie a continué. Le marché situé à proximité de la plage est célèbre dans tout le pays, les crabes sont stockés directement dans la mer, difficile de faire plus frais. On peut même demander la cuisson en sus. Des chaises longues sont installées... sur le trottoir à côté de la plage ! Pas de sable et l'ombre des palmiers, même sans Free, ils ont tout compris. Le centre-ville se partage entre constructions, champs et broussailles. Les coqs courent au bord de la route pendant que les poules promènent leurs poussins. Les Français sont partout, nous ne comptons plus les bouchons lyonnais et autres hôtels aux consonnances de France. Notre auberge du soir ne déroge pas, ambiance camping d'été au bord de la mer, Pastis pour l'apéro. Il ne manquait que Johnny au karaoké.

Nous sommes passé dans un autre Cambodge. A Takeo, nous prenons enfin plaisir à faire un tour de la ville à pied. Quelques bâtiments anciens de ci de là, un marché où le maïs et les anguilles côtoient des tortues et une grosse écrevisse, la spécialité locale. Des espèces plus ou moins protégées qui finiront dans une soupe ce soir. Pas dans la nôtre, c'est la seule chose que l'on peut faire. A deux pas, nous tombons sur de jolies rizières environnantes, paysage de carte postale méconnu. Un canal file droit vers une autre ville à 20km de là. De longues pirogues étroites font la navette en pétarade. Une sorte de Venise du début de l'époque industrielle. On abandonne l'idée d'y transporter les vélos.

La route chaotique qui nous amène à Phnom Penh est bordée selon l'heure de la journée par des vendeurs de jus de canne à sucre, de miel ou de grillades. Elle est, à notre grand étonnement à l'extrême inverse de la destination. La capitale est propre et organisée. Les voitures s'arrêtent aux feux rouges, les routes sont bitumées et paisibles dès qu'on s'éloigne des axes principaux. Tout n'est pas rose pour autant. Y marcher est un combat permanent : A pied, c'est une autre histoire. Il est difficile de circuler sur les trottoirs, encombrés d'échoppes ou de voitures stationnées.

Nous y passons une dizaine de jours, suffisamment pour voir s'installer des habitudes. Nous pourrions vivre uniquement dans la rue semi piétonne derrière notre appartement. Elle forme à elle seule un écosystème entier. Nous prenons plaisir à observer et flâner dans l'animation du matin. Nous y déjeunons des plats classiques Khmers aptes à satisfaire tous les gouts : du riz blanc avec un accompagnement. Le plat en sauce pour Annie, la quantité de riz pour moi. Les vendeurs et les plats se relaient en fonction de l'heure. La vendeuse très maternelle prend la charge de notre éducation alimentaire, nous nous laissons aller, dociles. L'après-midi, les commerçants s'installent sur des tables et sortent les cartes à jouer pour une activité autrement plus sérieuse que le travail. Nous nous gorgeons de fruits : du dragon, du jaquier, le laitier, de la passion et puis les bananes, les mangues, les noix de coco, les durians et autres pomelos. En jus ou nature, nos papilles s'extasient. Le temps file trop vite, il fait déjà nuit. Il n'y a pas d'éclairage public dans les petites rues. Chacun fait de la place pour rentrer son scooter ou son 4x4 dans son garage, sa maison ou sa boutique. La ville s'éteint. Dans tous les sens du terme.

Nous assistons à des spectacles de danse khmer dont la complexité et la technicité n'a rien à envier aux ballets. Nous découvrons par hasard une exposition photo qui retrace l'évolution de la capitale depuis la libération de l'emprise des khmers rouges en 1979. Un développement vertigineux qui illustre à merveille la destruction créatrice, qui passe par l'achèvement des infrastructures hors d’âge sous le poids de l'exode rurale, pour aboutir à une métropole qui n'a plus grand chose à envier aux voisines. Nous repensons alors à nos petits commerçants, victimes du progrès, supporteront-ils cette transformation ? Un drame débute sans doute sous nos yeux. Est-ce pire que les situations sordides actuelles que nous ne pouvons que deviner derrière les portes ? Il ne faut pas se faire d'illusions, l'alcoolisme, les violences conjugales ou les mutilations à cause des mines font tout autant partie d'un quotidien que nous préférons ne pas voir.

Nous profitons, insouciants. Nous prenons le temps d'aller à la piscine et de faire de l'escalade. Une boulangerie française en face vend des croissants, il y a de quoi ne plus savoir où on est. Cette semaine est une leçon d'hédonisme raisonné. Une nouvelle façon pour nous d'aborder le voyage. Une façon de prendre du recul sur un rituel cycliste parfois un peu stakhanoviste. C'est surtout une leçon de vie reproductible n'importe où, également dans une vie normale. Prendre le temps de sympathiser avec un restaurateur, faire une orgie de fruits ou passer du temps dehors peut se faire n'importe où. Être en vacances est un état d'esprit. On peut l'atteindre dans n'importe quelle circonstance avec un peu d'entrainement et de priorisation.

Nous repartons avec des étoiles dans les yeux et des rêves dans la tête. Ceux d'un retour en France où nous pourrons appliquer toutes ces bonnes résolutions. Nous sommes en janvier, c'est le bon moment. Les paysages sont beaucoup plus jolis que dans le Sud, ou bien est-ce mon interprétation ? Un biais malin de mon esprit ? Nous traversons de vastes plaines agricoles couvertes de maisons traditionnelles sur pilotis. Des "hello" enfantins surgissent de partout, nous surprennent souvent sans que nous sachions identifier clairement leur origine. Nous surprenons un bœuf qui joue au crocodile, assis dans l'eau pour se protéger du soleil. Les canards des élevages s'amassent dans les rares zones d'ombre disponibles dessinant des motifs comiques. Nous passons un pont de bambou et un love village désert est installé sur la plage. Un père Noël côtoie une mosquée, les chèvres et moutons réapparaissent. Il est 11h, les enfants ont déjà fini l'école. Nous les croisons au bord de la route, à pied ou à vélo, concentrés, joueurs et parfois taquins. Un vendeur ambulant nous dépasse, diffuse une musique du Titanic aux sonorités 8 bits. Nous avons enfin saisi l'essence bienveillante et joyeuse du Cambodge.

De plus en plus, les paysages ressemblent à la Beauce : de vastes plaines cultivées, des feuillus éparts. Seules les maisons traditionnelles et les champs brûlés en prévision de la prochaine culture trompent nos impressions. Loin de la capitale, loin du cœur. Les populations sont beaucoup plus pauvres, autonomes et isolées. Le poste frontière surgit au milieu de la forêt, tout aussi désert que les cent derniers kilomètres parcourus. Les échanges avec le Laos, au développement économique comparable, semblent moins nombreux qu'avec les riches Thaïlandais et Vietnamiens.