Hellas !
« Ce pays est aussi dur que le silence, il serre les dents. Il n’y a pas d’eau. Seulement de la lumière ». Yannis Rítsos.
Tout avait commencé normalement.
Des vaches qui nous accueillent nonchalamment au milieu de la route, obligeant les automobilistes à changer de trajectoire. Un bivouac sur la plage et quelques pâtisseries achetées dans une boulangerie. Petit à petit notre ouïe s'affine pour détecter les nouvelles consonnances des formules de politesse utilisées par les Grecs.
Puis vint la magie.
La côte se transforme en côtes. La route est bordée de petits autels, en forme de maison ou d'église, posés sur un poteau. Certains contiennent des offrandes pour attirer la bienveillance des Dieux. Les routes de montagne en Grèce ont une pureté que l'on ne trouve pas ailleurs. Se mélangent la lumière, le calme, l'odeur des oliviers et des pins, le vert de l'herbe, la douceur de la pente et le son des remous de la rivière. Peut-être même quelques embruns parviennent ils jusqu'à nous. C'est le genre de route qui pourrait convaincre n'importe qui d'aimer le vélo.
Nous apprenons à laisser filer notre temps, si tenté qu'il ne nous ait jamais appartenu. Plutôt, nous acceptons la temporalité imposée par notre pays hôte. C'est la plus sérieuse marque de respect que nous pouvons lui présenter. Sans doute la plus appréciée aussi. De toute façon, quels que soient nos efforts, la nature gagne toujours. Il fait chaud, pas d'air conditionné sur nos vélos, nous nous adaptons : réveil à 5h30, sieste sous un arbre entre 12h et 16h, parfois 17h. Un orage approche à midi, nous trouvons refuge dans un bâtiment abandonné. Il n'y a plus qu'à observer les grêlons tomber. Avec 1cm de diamètre, on se demande si la tente aurait tenu. Retour de politesse, Dame Nature nous offre le lendemain un nuage de brume à survoler avant d'y plonger puis en ressortir quelques kilomètres plus loin. Nous nous sentons dauphins dans la mer duveteuse. Le soir, des milliers de lucioles nous font l'honneur d'un feu d'artifice à la tombée de la nuit. Nous sommes prince et princesse dans notre palais de toile illuminé.
Presque sans le remarquer, nous arrivons au col de Katara, passage obligé à 1700 mètres pour qui veut traverser la chaîne des Pinde sans prendre le tunnel autoroutier. Là-haut, tout autour de nous, nous ne voyons que nuages et orages. La pluie tombe déjà au nord et à l'est. Elle approche, nous fuyons. Nous aussi avons notre course contre le temps, pas celui de Cronos mais celui de Zeus, le seul vraiment important dans un voyage. Les Grecs l'avaient bien compris lorsqu'ils ont défini leur hiérarchie. Nous n'aurons pas été assez rapides. La pluie nous a pris à revers et le magnifique massif calcaire de Meteora que nous observions sous le soleil vingt kilomètres auparavant a littéralement disparu sous une masse de nuages noirs. Nous roulerons sous la pluie les cinq derniers kilomètres et arriverons trempés.
La redescente.
Vomissements, diarrhée et nausées devaient bien arriver un jour. Peut-être déclenchés par une eau de source prise à la fontaine ou un déjeuner au restaurant, certainement entretenus par la chaleur qui nous accompagne depuis l'Albanie. Cette nouvelle compagnie indésirable va nous suivre jusqu'à Athènes. Quelle ironie ! Nous qui mangeons des yaourts stockés à 40 degrés pendant trois jours sans jamais en souffrir. L'aventure devient intérieure : surtout attentifs à notre corps, à celui de l'autre lorsque le nôtre le permet. Nous avançons lentement mais sûrement. "Un paso mas es un paso menos", ces mots lus un jour dans un chalet de montagne sont gravés en moi. Ils sont la chansonnette qui m'encourage ce jour-là. Pause au supermarché, nous devons faire un peu pitié : successivement, un prêtre orthodoxe en tenue puis un livreur vont nous offrir des gâteaux, le premier acheté, le second littéralement tombé du camion. Dans un pays chargé d'une philosophie privilégiant le monde des idées et dénigrant celui de la chair, cet ascétisme un peu forcé était peut-être providentiel.
Passage d'une plaine à une autre. Des paysages agricoles sont entrecoupés de frontières minérales. Autant de microcosmes avec leurs cultures propres, dans tous les sens du terme. Vallée du maïs, vallée du blé, vallée des oliviers. Nous sommes bercés par le froufrou des systèmes d'irrigation qui inondent les champs. Chaque vallée a sa ville, Trikala, Karditsa, Lamia, Amfissa. Des noms qui ne figurent dans aucun guide touristique : les petits bâtiments fonctionnels, habitations et commerces, organisés autour d'une place centrale n'attirent pas vraiment l'œil. On ne peut pas voir des merveilles tous les jours.
Dernière ascension pour arriver à Delphes. À 17h30, il fait encore 35 degrés et toujours pas d'ombre. Nous rêvons d'eau fraîche et imaginons une vente aux enchères fictive pour évaluer combien nous sommes prêts à mettre pour quelques glaçons dans nos bidons. La soif fait délirer. Soudain, nous entendons de la musique électronique, les hôtels et les restaurants apparaissent. Une enclave touristique au milieu du vide agricole. Le centre du monde pour les Grecs se situe sur un pan de colline surplombant une vallée visible dans toute en longueur. Une fente au loin nous permet d'apercevoir la mer. Ce belvédère offre un cadre naturel exceptionnel au site archéologique. Au fond pousse désormais une monoculture d'oliviers. Il m'est difficile de se projeter dans le site de l'époque tant il reste peu de choses entières. Au musée est exposée l'Omphalos. Cette pierre sculptée marque l'emplacement du site. Elle aurait été déposée à la rencontre de deux aigles envoyés par les Dieux chacun dans une direction opposée. Cette pierre restera muette pour moi. Comme j'aimerais connaître l'émotion éprouvée par ceux qui la vénéraient. Il est remarquable que nombre de religion symbolisent le sacré dans une pierre sculptée.
Leçons d'humilité.
Nous passons un village de montagne, chalets en bois et guirlandes en flocons nous semblent en décalage avec la température ambiante. Nous redescendons, il se fait tard. Étape surprise chez Ishaq, cultivateur pakistanais immigré. En France, il aurait été l'une de ces personnes qu'on voit au loin dans les champs ou les cuisines des restaurants sans trop y faire attention. Ce soir-là, nous sommes ses invités et on lui doit tout. Il vit dans un parallélépipède de béton de vingt mètres carrés coupé en deux pièces : une salle de bain sans lumière et une autre pour vivre. Deux assiettes, un frigo, une casserole, une poêle, trois verres, une bouteille vide comme rouleau à pâtisserie. Cela suffit pour cuisiner les nans divinement, nul besoin de lire des livres sur le minimalisme. Seule richesse nécessaire pour une personne éduquée dans la tradition de l'hospitalité : deux lits dont un deux-places où nous dormirons. Dans une voiture dont les phares ne fonctionnent plus tout à fait, il nous emmène dans une épicerie pour nous acheter une glace. Même en ayant mal au ventre, on ne peut pas refuser. Nous sommes heureux d'avoir partagé cette soirée avec lui.
Nous prenons ensuite l'autoroute pour Athènes. Littéralement : une 2x2 voies très circulante où l'ensemble des camions grecs semble converger vers le port du Pirée. Quelques cyclistes nous dépassent. De héros traversant le monde, nous passons à petites choses si fragiles. Nous longeons à nouveau la mer. Quelques nageurs et enfants courageux s'y baignent sur un arrière-plan de cargo et une odeur de mazout mélangée à l'échappement des voitures. La ville semble s'étaler à l'infini. Nous voyons au loin l'Acropole qui grandit, grandit... Mais si lentement ! Ces derniers kilomètres avant un repos tant attendu nous semblent éternels. Dans le chaos urbain, nous trouvons un petit parc où des gens jouent de la musique. Un peu d'humanité bienvenue après avoir vu défiler béton et asphalte tout l'après-midi. Nous célébrons la fin de l'Europe à notre façon, cinq jours de repos, presque sans vélo.
Dix-sept heures de bateau pour rejoindre Rhodes, encore un joyau tombé sous les attaques incessantes du tourisme. En quittant notre guest house, notre hôte nous offre un Matiasma pour nous protéger du mauvais sort. Face à nous, à une heure de bateau, nous voyons notre prochaine destination, les côtes turques.
Partie I, fin.