Là-bas au Laos
Le Mékong est là, tranquille. Le grand fleuve dissocie le Thaïlande et le Laos. Nous avons dû choisir notre bord. Comme pour les millions de personnes qui y vivent et qui en vivent, il est notre repère, indissociable de notre passage. C'est un compagnon de voyage bien mystérieux, de ceux dont on ne sait pas d'où ils viennent. Il aime à nous rappeler qu'il prend sa source dans des terres encore trop difficiles à explorer, qu'il y a de ces endroits sur Terre où l'homme ne va pas. C'est sa façon de nous rappeler les limites de tout voyage. Taquin, il nous montre ces lieux où nos vélos ne peuvent pas nous emmener : un chemin trop sablonneux, une piste trop escarpée ou un village trop reculé. Il nous questionne sur les barrières dont nous nous entourons. Sont-elles réelles, virtuelles ou mentales ? L'eau, la peur, les ressources, la langue, les limites du voyage. Il nous enseigne une leçon face aux difficultés et aux désaccords, avoir l'honnêteté de se demander ce que je peux y faire plutôt que d'affirmer que je ne peux pas le faire, assumer de ne pas avoir envie plutôt que de trouver une excuse. Oh oui, nous avons eu le temps de discuter avec notre ami.
Nous entrons dans le pays par la petite porte du sud. Le fleuve y est si large qu'il semble s'être pris pour une petite mer couverte d'îles. Il a de l'égo. Dans des embarcations d'apparence et de formes diverses, à l'accès plus ou moins aisé, nous sautons d'un lopin de terre à un autre, nos vélos sur le dos, les sacoches à la main. Des hommes assurent une connexion indispensable mais fragile entre des îles quasi autarciques. La plupart n'ont pas de routes bitumées mais un réseau efficace de chemins qui dépassent rarement le mètre cinquante de large. Les véhicules s'adaptent. Nous trouvons là notre première anomalie Laotienne. L'une de ces îles est devenue un havre du tourisme hippie. Le genre de lieu où la culture occidentale s'installe dans des maisons en bois sous les palmiers. La vie perd en largeur mais s'allonge. Elle prend sans doute la même surface (qui suis-je pour juger qu'une vie vaut moins qu'une autre ?) mais a un goût différent. Des Polonais nous accueillent dans leur auberge où les pancakes côtoient les currys. De la terrasse, nous nous assurons que le fleuve est toujours là effleurant les pilotis. Des bateaux viennent décharger leur cargaison directement dans les maisons. À peine éloignés, la vie rurale reprend ses droits. Dans les champs de riz, des femmes accroupies avec un chapeau de paille composent une scène trop clichée pour être vraie. Des canards se cachent au milieu des pousses d'un vert presque fluorescent, relèvent de temps en temps une petite tête blanche qui trahit leur présence. Nous posons le pied à terre et apprécions ce spectacle comique qui vaut bien le Muppet Show.
Au milieu de la journée, la lumière intense fait disparaître toutes les ombres. Sur notre piste irrégulière et molle, couverte d'une poussière épaisse et volatile, nous ne distinguons plus les nids de poule, les irrégularités et les aléas. Des groupes d'enfants enthousiastes nous encouragent à chaque maison, nous sommes happés par leurs saluts communicatifs et sonores. Dans cet instant saturé d'une lumière au jaune uniforme, saturé de poussière, saturé de "hello", nous sommes sur des montagnes russes, nous sommes au bout du monde, nous sommes accueillis. Tout simplement, nous sommes bien. Nous passons le lit d'une rivière asséchée. Les larges rochers qui le recouvrent semblent s'être extraits d'un violent cours d'eau qui s'est depuis absenté. Nous avions oublié que la pierre dure et grise n'est jamais très loin sous ce paysage de végétation sèche et de terre.
Les longues routes plates et paisibles qui nous conduisent vers le nord sont propices à la réflexion. Nous mesurons l'écart qui sépare et l'écart qui rapproche. L'écart des différences culturelles qui fait la richesse de l'humanité, l'écart qui fait l'incompréhension. Je déplore de ne pas pouvoir comprendre les langues des pays traversés mais je ne peux pas me résigner à l'uniformisation de la pensée. Je mesure l'écart entre mes valeurs et mes envies. L'écart en tant que source de pluralité nous permet de nous rassurer sur l'indéterminisme de la vie : ce qui est loin évolue nécessairement autrement. J'apprécie l'écart entre le voyage intérieur et le voyage extérieur. La barrière crée la connexion, l'un n'avance pas sans l'autre. Je saisis mes envies et m'interroge sur la nécessité d'y succomber. Ces réflexions se heurtent systématiquement au mur du sens et du destin. Un fleuve qui reste dans son lit ne se pose sans doute pas les mêmes questions, certaines choses deviennent évidentes.
Derrière la monotonie paisible des paysages se cache des chemins et des nuits mémorables. Dès que nous quittons la route, nous devenons Alice qui découvre le pays des Merveilles. Mardi. Nous nous retrouvons dans une petite forêt aux arbres dépouillés de leurs feuilles et à l'herbe jaune. Si la chaleur n'était pas si forte, nous penserions être en hiver. En France, c'est le froid, ici c'est le soleil qui a raison de toute vie avant la grande renaissance. Mercredi. Nous nous installons dans un abri surélevé construit par les paysans pour venir se reposer la journée. Après un an de voyage, certaines conventions nous sont devenues superflues. Nous sommes entre un troupeau de buffles qui passe nonchalamment en-dessous et un toit d'étoiles. Jeudi. Nous nous arrêtons dans une vaste prairie à une centaine de mètres d'une lisière de forêt. Vendredi. Nous sommes au bord d'un vallon. Le champ dans lequel nous installons la tente se courbe au gré des caprices de la montagne. Le blé a été taillé par un homme qui sait défier la gravité. Samedi. Nous sommes dans une clairière pleine de ces petits temples en béton que les bouddhistes aiment à mettre au bord de la route. Ils se reproduisent ici, selon un axe vaguement linéaire, nourris au mysticisme et au sacré impalpable du lieu. Une fête a eu lieu récemment, nous glanons de l'encens et des bougies encore entières pour faire fuir les moustiques et les fantômes. Dimanche. Nous sommes sur le chantier encore tout jeune d'une future école. Nous allumons le réchaud au petit matin. Des hommes affublés d'une kalachnikov viennent nous voir prêts à tirer. Ils ont dû arriver la veille sans nous remarquer. Nous nous sentons tout d'un coup si vulnérables, notre confiance en l'humanité si fièrement acquise disparait bien vite. Nous sommes rappelés à notre condition tout entière. Tout juste parvenons-nous à sauver les apparences, les saluons et sourions. Ils font le tour de notre camp, se décontractent, nous retournent le salut. Ils gardaient le temps de la nuit la précieuse pelleteuse qui se reposait non loin. Lundi. À la nuit tombée, le village résonne d'une musique souvent forte et grave. Les laotiens aiment avoir des enceintes, aussi démesurées que possible. Je serais curieux d'écouter Freud en parler. Y verrait-il un lien avec la libido ? Plus encore, ils aiment le karaoké. C'est apparemment l'une de ces pratiques où toutes les cartes du social sont rabattues, où même le plus timide garçon peut se révéler plus téméraire que le caïd. Tous les soirs nous entendons de la musique. Tous les soirs, nous n'entendons pas que des artistes.
Les montagnes ont commencé à apparaître alors que je désespérais de ne pas les voir. Le relief de la route s'est pourtant estompé. Le vent est joueur et souffle une fois dans un sens, une fois dans l'autre, nous rejette puis nous aspire. Nous avons appris à ignorer ses sautes d'humeur. Les prolongateurs y sont pour quelque chose. L'asphalte est réapparu. Surprise bienvenue et suffisante pour nous rendre heureux. Nos perspectives tiennent à bien peu de choses.
Nous entrons dans Vientiane par les rues chics. Une grande avenue comparable aux Champs Élysées avec son arc de triomphe sur une extrémité, ses banques, ses bâtiments riches et le palais du premier ministre. Comme une Cour, de beaux restaurants se tiennent juste derrière en embuscade. La capitale concentre à la fois cette même monotonie tranquille qui fait l'identité du pays et des bâtiments aux volumes obscènes, presque démesurés qui témoignent de la résistance de la culture à l'épreuve du temps. La brume qui recouvre la ville au petit matin exacerbe ces deux traits. Nous parcourons rapidement le petit centre à pied, trouvons nos repères, un café, un supermarché, un restaurant qui sert des plats devenus familiers. Être à l'aise avec la nourriture est sans doute le meilleur indicateur d'appropriation de l'espace. On se sent chez soi lorsqu'on mange bien. Bien sûr, le Mékong est lui-aussi toujours là. Il veille et s'assure que nous ne pouvons pas nous perdre.
Nous échappons temporairement à la surveillance du fleuve, tout comme Vang Vieng, une nouvelle anomalie dans la culture Laotienne. Une ville presque entièrement dédiée à la fête et à la débauche dans un pays où le monde se couche à vingt heures. C'est sans doute le seul endroit du pays où on peut trouver des bars ouverts le soir. Nous déambulons l'après-midi au son des séries TV, des êtres encore amorphes passent le temps dans les canapés des cafés en attendant la beuverie à venir. L'auberge où nous restons affiche free whisky de 18h à 19h. Une piscine à la couleur douteuse n'attire personne sauf peut-être ceux qui ne sont plus en état de se poser des questions. Un homme éméché débat de l'avenir du monde à côté de notre chambre jusqu'à minuit. Ma tente me manque. Je me sens vieux et réac, je préfère rester éveillé à cause de la pleine lune et être réveillé par les coqs. Piqure de rappel nécessaire pour ne pas perdre pied dans le les temps modernes.
La route longe un fond de vallée. Les montagnes autour sont belles, sans autre forme de complexité. Nous oublions vite Vang Vieng. Elles gagnent en hauteur et se rapprochent lorsque nous avançons. Ce paysage porte sur lui la semaine de vélo que nous avons faite dans l'unique but de venir transpirer sur des côtes aux pourcentages indécents. Nous sommes dans l'une des zones les plus pauvres de notre voyage. Ici les maisons sont des cubes de bambou sans eau ni électricité, construites à flanc de falaise à la merci de la première coulée de boue. Un homme vient nous voir, il bredouille quelques mots d'anglais. Nous sentons tout l'amour qu'il porte à ces tas de cailloux, qu'il ne les quitterait pour rien au monde. Ce soir-là, ces montagnes nous réunissent. Elles font notre conversation et notre contemplation. Elles sont notre point commun, notre lieu de réunion, dans tous les sens du terme. Nous nous arrêtons devant les pâturages contempler des vaches qui émettent une sorte de petit feulement inhabituel. Des femmes s'activent dans un champ. Nous ne demandons rien de plus.
Luang Prabang est de ces villes qui ne laissent pas indifférent. Touristique mais au patrimoine bien conservé. Les tickets d'entrée sont là pour nous rappeler les limites du communisme et de l'authenticité. Il faut bien vivre diront certains. Capitale de région au rôle politique bien affirmé. Fière de son héritage. Elle rebute, elle attire, elle laisse un sentiment ambivalent. Le Mékong y passe alors on y passe. On lui fait confiance. On ne goûte pas trop à la Sunset Hill - payante -, au pont de bambou - payant -, à la chute d'eau - payante - ou au soi-disant temple exceptionnel - payant -. Mais on savoure un café pris au milieu des vieilles pierres certes coloniales, au marché certes fabriqué de toute pièce pour les touristes et à la partie de pétanque. Le snobisme a ses limites, ne boudons pas notre plaisir.
Nous chargeons nos vélos dans un bateau. Pendant deux jours, nous brûlons du pétrole pour remonter le fleuve à bord d'un "slow boat". Cinq cents kilomètres de falaises abruptes, de forêts vierges, de bœufs qui pâturent au bord de l'eau, de villageois qui viennent se laver. Cinq cents kilomètres d'arrêts sur des rives plus ou moins accueillantes, de slaloms entre les rochers et de chercheurs d'or sur le rivage. On nous a parlé de cohue, d'arnaques et de tentatives de vol, nous retiendrons une belle rencontre et des sourires.
Le Laos véhicule l'image d'un pays vierge et authentique, nous sommes tombés de haut. Peut-être attendions nous trop ? Dans ce pays traversé du Nord au Sud par une seule route, où tout le monde passe par les mêmes endroits, nous avons rarement autant senti la présence étrangère. À moins que notre niveau d'exigence se soit relevé tout au long du voyage. Nous avons passé un bon moment mais le développement du tourisme semble éffrené. Ironiquement, nous sommes heureux de retourner en Thaïlande.