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Après Konya débute l'infiniment vide. Nous sommes à 1000 mètres d'altitude et devant nous, de longues routes tracées en ligne droite s'étirent à perte de vue entre des villes encore invisibles. Nous regardons un monochrome jaune : le soleil éclatant, les plaines couvertes d'herbe sèche, les champs de blé. Seules exceptions qui ne font que souligner l'impression : le ciel bleu et l'ombre brumeuse des collines à l'horizon. Dans ce paysage, il y a si peu d'arbres qu'on pourrait les faire apparaître sur la carte et les seuls animaux sauvages que nous croisons sont ceux écrasés sur la route. Pour uniques traces de civilisation, le ruban de bitume qui nous sert de fil rouge et les stations-service, source indispensable d'eau fraîche. Les villages que nous passons sont le plus souvent éloignés de la route et nous apercevons uniquement des toits flous, comme des fantômes qui hantent les lieux. Nous passons à côté d'un bosquet rabougri prénommé en l'honneur d'Erdogan. On se demande s'il faut y voir un trait d'humour ou juste la fatalité.
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Route de la soie oblige, notre première oasis est un caravansérail à Sultanhani. Il n'y a plus guère de voyageurs itinérants pour habiter ce joli bâtiment en marbre sculpté. Quelques cars de touristes 0y font un arrêt rapide pour prendre un selfie puis repartent. Certains semblent plus intéressés par les toilettes payantes, sans doute la principale source de revenus du village. C'est un peu triste en fait. Le gérant du camping attenant déplore ce passage trop rapide. Nous partageons du temps avec lui et nous sympathisons. De fil en aiguille, il nous conseille un détour. "La vallée de Ihlara, c'est encore mieux que la Cappadoce, et sans les touristes". On repart en ne laissant que des sourires et de la gratitude, cela semble lui suffire. J'éprouve tout de même une pointe de culpabilité.
La petite route s'élève entre deux falaises, papier cadeau pour garder la surprise jusqu'au dernier moment : des maisons troglodytes cachées puis une vallée étonnement verte. Les canards s'ébrouent dans un cours d'eau en contrebas. En arrière-plan, une haute falaise creusée de dizaines de grottes. En s'approchant, on longe une ville dans la montagne : bâtiments religieux, habitations, étables ou cavernes anonymes. Tout est abandonné, comme si chacun préférait creuser un nouveau trou plutôt que de réutiliser les précédents. Nous reprenons notre souffle au bord d'un canyon, au fond coule la rivière. À nos pieds, la cime des peupliers et autres feuillus qui y poussent en abondance. Qui a dit que le paradis était nécessairement au-dessus de nous ? Avant de quitter, nous nous inclinons une dernière fois devant le gardien du temple : le volcan Hasan Dagi nous contemple à 3250 mètres d'altitude. Les champs de blé dorés ondulent paisiblement.
Göreme est l'étape immanquable de tout tour en Turquie. Au centre de la Cappadoce, de là s’étend des vallées de tuf formant les célèbres cheminées de fée, colonnes rocheuses aux formes évocatrices. Dans les falaises friables, de nouvelles et innombrables grottes ont été creusées. Le site est suffisamment grand pour n'y rencontrer que peu de monde et s'y perdre avec bonheur, sans les vélos de préférence. On leur accorde un peu de répit. Nous n'aurons rien vu de "ce qu'il fallait voir" et pourtant nous repartons avec le sourire, emplis de ce sentiment de plénitude du vide.
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Nous bifurquons vers le sud. Nous descendons du plateau pendant une centaine de kilomètres, 2000 mètres de dénivelé négatif. La grande deux fois deux voies que nous parcourons est déserte et démesurée. Un tunnel est en construction, un ouvrier nous fait signe d'y passer. Pas d'éclairage, deux kilomètres de noir nuance "encre de Chine" et de fraîcheur juste pour nous. Un parmi la dizaine que nous passerons au total. Aucune rationalité ne peut expliquer un tel investissement, nous n'avons qu'une théorie : il faut que l'armée puisse avancer vite. À la sortie, la température remonte, une pause est bienvenue dans un petit parc attenant à une mosquée. Des tables sont installées à l'ombre des grands arbres centenaires, des hommes assis enchaînent les thés en palabrant passionnément. Tour à tour, des adultes, des jeunes garçons et des jeunes filles viennent inlassablement poser les mêmes questions : "d'où venez-vous", "où allez-vous", suivies des photos rituelles.
Nous accédons au sud-est, injustement ignoré par les touristes étrangers. Sur les panneaux de signalisation, des villes étrangères sont indiquées : Alep (Syrie, 120 km) que l'on préférerait célèbre pour son savon, Habour (Irak, 300 km). Nos nuits n'ont jamais été aussi calmes. Lorsque nous posons la tente sous quatre figuiers providentiels alignés au milieu d'un champ de blé coupé, nous sommes à quelques kilomètres de la frontière syrienne. Pas d'explosion, pas de bruit de tirs. Les étoiles brillent de la même façon dans le ciel. Même généralisée à l'échelle d'un pays, la guerre reste localisée dans des épicentres, et la Turquie en est actuellement loin.
Nous arrivons au cœur de la Mésopotamie. Il y a 4200 ans, Mardin était fondée par les Syriaques sur un piton rocheux. Depuis ce sommet, on contemple les vastes plaines arables. Il y a 4000 ans, selon la croyance musulmane, Abraham naissait à Urfa. Il y a 2000 ans, le roi Antiochos décidait de faire construire des statues monumentales le représentant entouré de Zeus et d'un lion et d'un aigle protecteurs. Plusieurs dizaines de tonnes de pierres sculptées ont été transportées en haut du mont Nemrut, à 2150 mètres d'altitude. Quand on pense au temps qu'on a mis pour grimper la même chose avec nos modestes 30 kilogrammes, ça inspire le respect. Et nous, on avait la route bitumée.
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Nous sommes au cœur du patrimoine culinaire du pays. A la mention de Maras, tous les Turcs salivent en pensant aux dondurma, des glaces au lait de brebis très froides et légèrement élastiques. Nous faisons 140 kilomètres dans la journée pour pouvoir les déguster à une heure décente. À Gaziantep, nous dégustons un énorme baklava de la taille du tarte. C'est un peu comme manger un kilogramme de kouign-amann avec des pistaches, on pourra se passer de dîner. La liste serait trop longue pour tout citer : Le Çiğ Köfte, le Lahmacun et autres variétés locales de pain. Nous sommes aux origines de la nourriture turques. On a compris, le vrai danger ici, c'est surtout l'enlisement gastronomique.
Cette région est particulièrement pauvre de la Turquie, ce qui explique sans doute en partie les velléités indépendantistes du PKK, bien loin de la pure considération ethnique simplificatrice. Lorsque nous faisons notre pique-nique au bord de l'Euphrate, nous avons en tête les grandes images du berceau de l'humanité qui a surtout bercé notre scolarité. Les enfants qui nous approchent avec l’œil lubrique sur nos vélos nous font la même impression que ces hommes qui abordent des femmes sans regarder leur visage. Leurs intentions nous semblent bien peu nobles. De plus en plus proches, ils tenteront d'ouvrir une sacoche, nous partirons. Un peu plus loin, dans une petite ville agricole, les petits immeubles sont fiers au bord de la route principale. Dès que nous tournons, les rues deviennent pavées puis en terre. Quelques immeubles sont couverts de mosaïques illustrant des motifs abstraits qui sentent fort de moyen orient. Nous y trouvons une station-service toute moderne. Îlot de technologie au milieu d'un paysage rustique et poussiéreux. Sur le rond-point en face, une horloge en haut d'une petite tour façon Big Ben n'est pas à l'heure. Elle aussi aurait besoin d'une rénovation.
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Nous remontons ensuite vers le lac de Van, 60 kilomètres pour 1600 mètres de dénivelé. Plus grand lac de Turquie, l'eau n'en sort que par évaporation. Il est riche en carbonate de sodium qui lui donne une texture savonneuse. Belle illustration du darwinisme, une seule espèce de poisson y vit, le darekh, et cette espèce ne vit qu'à cet endroit. Un bateau permet de le traverser sur les 100 kilomètres qui séparent Tatvan d'un côté et Van de l'autre. Celui-ci a des horaires "irréguliers". Nous roulons fort pour espérer malgré tout l'avoir. Au loin nous le voyons, nous attendant tranquillement à l'embarcadère. Nous y croyons, la peur de le voir partir nous fait accélérer encore. L'accueil du garde casse notre élan : "pas de bateau aujourd'hui". Nous lui demandons : "Et demain ?". "Demain matin... Peut-être". Dépités par cette anomalie dans le fonctionnement du monde, nous nous replierons sur le bus à l'horaire bien défini sans même envisager de faire la route à vélo.
À notre Guest house à Van, nous rencontrons surtout des touristes Turcs et Iraniens. Nous sommes vraiment passés de l'autre côté du monde. Pourtant, lorsque nous sortons pour visiter la forteresse médiévale, j'ai l'impression de revenir en Bretagne. Au bord du lac, des touristes en pédalo attendent patiemment le coucher de soleil. En regardant les photos, c'est certain, nous pourrions être dans beaucoup d'endroits. La Turquie n'est sans doute pas le premier lieu qui viendrait à l'esprit.
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