5 mars 2020. Nous atterrissons à Charles de Gaulle, enthousiastes à l'idée de retrouver tout ce qui nous a manqué : nos proches, nos communautés, un cadre stable, contribuer, construire sa vie. Le douanier puis la chauffeuse de taxi nous posent des questions, intrigués par ces grosses boites en carton que nous trainons derrière nous. Lui accroche sur l'aspect sportif du voyage, elle sur la Turquie orientale où elle a passé un peu de temps il y a de cela vingt ans. Chacun y trouve un intérêt, un point où nous questionner pour creuser l'histoire. Il n'y a pas de doute, même en France, les Hommes peuvent être bons. Nous avons aimé ce voyage, nous en chérissons tous les souvenirs autant que nous sommes heureux de rentrer. Ces deux aspects, l'aller et le retour, sont inextricablement liés et complémentaires. Des espaces se sont fermés, de nouveaux s'ouvrent ou se réouvrent. Nous avons découvert comment en saisir certains et sommes impatients de les explorer.
14 mars 2020. Le Président de la République annonce le confinement. Ce que nous pensions être une petite grippe prend une autre ampleur, une autre réalité. Nous n'avons pas encore vraiment eu le temps de poser nos bagages. Nous avions envisagé de faire une colocation, nous ne l'imaginions pas sous cette forme. Nous passons du vagabondage au foyer, du mouvement permanent à la sédentarité obligée. Le rayon du déplacement possible passe de la limite possible de nos muscles à celle imposée par la loi. C'est sûr, c'est un drôle de retour. Nous pourrions craindre une forme de tragédie, il n'en est rien. Les jours passent et se ressemblent. Étonnement, ils nous rappellent la mélodie que nous nous sommes joués pendant un an.
Nous sommes d'abord familiers de ce que l'environnement nous impose. L'éloignement de nos proches. Que nous soyons à dix kilomètres comme à neuf mille, la réalité est la même, binaire, manichéenne et brutale. Nous pouvons les voir ou nous ne pouvons pas les voir. Il en résulte un isolement, une vie en toute petite communauté, en permanence ensemble où les points de fuite sont peu nombreux et difficiles d'accès. Nous l'avons vécu, nous avons appris à bien le vivre. Cette leçon est au combien utile dans les moments stressants. Plus généralement il y a les privations. Ne plus consommer comme nous en avions l'habitude, ne plus se déplacer comme nous le voulons. Le monde impose son ralentissement. Nous n'allons plus aussi vite que ce que l'esprit le voudrait, ce à quoi nous avons été habitués jusqu'à présent. Nous sommes (re)passés de la vitesse de l'avion à la vitesse du vélo. Maintenant que le paysage s'est arrêté de défiler, il est temps d'en profiter et d'observer autour de soi.
Nous retrouvons des réflexes et des réactions bien utiles. S'imposer un rituel, se fixer des objectifs. Finir un livre ou cuisiner un bon repas est-il plus insensé ou moins enrichissant que parcourir une centaine de kilomètres à vélo ? Les grands paysages facilitent éventuellement la réflexion mais les grandes religions nous enseignent depuis la nuit des temps comment chercher la paix à l'intérieur de soi. Les contraintes favorisent la créativité et l'imagination. Plus encore que pendant le voyage, je suis persuadé que nous pouvons nous adapter à une variété inimaginable de situations. Et quelle qu'elle soit, y trouver à redire ou s'en satisfaire est d'abord une question d'état d'esprit. Nous pouvons tous apprendre à faire sans.
Pour échapper à la vacuité de l'événement, nous nous sentons obligé d'y trouver un sens. Bien sûr, ce n'est pas une fin en soi, nous pouvons choisir de regarder la télévision à longueur de journée si nous nous sentons en accord avec cette valeur. Nous préférons essayer de tirer des conclusions toutes personnelles en s'observant réagir face à la situation. De quoi ai-je vraiment besoin ? Suis-je moins heureux, pourquoi ? Qu'est-ce qui me manque vraiment ? Certains reviennent du voyage bouleversés, déterminés à apprécier la vie autrement, à déménager, à changer de vie. Nous pouvons imaginer les mêmes réflexions s'insinuer en chacun pendant le confinement. Conforté ou chamboulé, on revient toujours du voyage un peu plus au fait de nos envies et besoins profonds, plus à l'écoute de soi, de ce qui est nécessaire. Je suis revenu conforté dans mes choix de vie, sans volonté de faire un virage à quatre-vingt-dix degrés. Celui qui est prêt pour le confinement est prêt pour le voyage. La réciproque est probablement vraie.
En s'enfonçant dans le voyage, on questionne les bases, on prend conscience - sans nécessairement le remettre en cause - que tous les fondements de notre culture restent une culture, et donc une forme d'artifice. Le progrès, le développement durable ou le recyclage sont des a créations, certes bien ancrées dans nos esprits. Il serait tout à fait possible d'imaginer une culture où la notion de progrès n'aurait pas de sens. Bien des civilisations l'ont expérimenté avant nous.
Nous avons appris lors de ce voyage à aller au fond des choses, à prendre le temps d'arpenter sans vouloir tout le temps survoler. Nous avons appris la satisfaction de maitriser un savoir-faire, l'exaltation du détail. De la même façon, le confinement nous oblige à revoir nos priorités, à prendre le temps. Je ne peux que vous encourager à en accorder un peu plus à vos passions. Nous avons appris à écouter un peu plus notre corps et un peu moins ce que nous dicte la société. Le bonheur provient d'une posture plus que de ce qu'on a. Il est d'autant plus durable qu'il ne dépend pas des autres.
Je suis un peu confus. Je ne sais pas si ce ressenti correspond au confinement ou au voyage. Les deux se mélangent, forment une impression globale, heureusement et savoureusement cohérente.