La journée avait pourtant démarré normalement, et même un peu plus tôt que d'habitude. Le réveil avait sonné à 6 heures et, contrairement à mon habitude, je m'étais levé assez rapidement.

La soirée précédente avait été plutôt relaxante puisque les cartons de déménagement étaient déjà bouclés de la veille. Nous avions un planning serré mais bien défini, ce qui aurait pu passer pour habituel jusque là. En fait, cela a commencé par des signes subtiles mais notables : un je ne sais quoi qui avait disparu de mon esprit, une autoroute sans bouchons ou encore des e-mails professionnels qui arrivent presque par accident sans que je ressente le besoin d'y répondre. Cela a continué avec des éléments plus explicites : une matinée à ne rien faire ou laisser quelques heures s'écouler un peu en faire exprès. Non, je ne parle pas de ces moments de vacances où on continue malgré soi d'entendre le tic tac de l'horloge qui passe, le sable qui égraine dans le sablier du temps imposé, où il faut préparer le lendemain, s'inscrire, réserver sa prochaine activité. Je parle d'une sorte de rien ressenti dans toute sa plénitude, ou plutôt sa vacuité. Je ne sais pas vraiment à quel moment cela s'est produit mais je pense qu'il n'y a plus de doute possible.

Je m'étais renseigné déjà. Annie et moi avions collecté plusieurs témoignages. Certains parlaient d'un mois, voire même parfois deux ou trois et non sans difficultés, avec des regrets a posteriori. En ce qui me concerne, deux jours auront suffit pour commencer à être pris à mon tour. Il y a bien sûr quelques rechutes : un appel professionnel par ci, une vérification d'email par là, mais leur fréquence diminue très rapidement, voire même de façon exponentielle.

Je crois qu'en psychologie on appelle cela simplement le lâcher prise. Beaucoup de méthodes de développement personnel en parlent jusqu'à devenir même une fin en soi pour certains. Je pense qu'il y'a plusieurs niveaux possibles qui ne sont pas tous adaptés ou souhaitables à toutes les situations ou moments de la vie. Je ne prétends pas tous les décrire ni faire une thèse sur le sujet. Je crois que la meilleure expression pour illustrer celui qui me concerne, en paraphrasant Lewis Carroll, est que je suis passé de l'autre côté du miroir.

C'est un peu comme si j'avais glissé dans une dimension parallèle sans même m'en rendre compte. Les événements glissent à travers moi comme des neutrinos à travers la matière. Je sais qu'ils continuent à se produire mais ils ne me concernent plus. Je n'ai plus envie de lire le journal, les facéties de Trump ou l'avenir de la Grande Bretagne me semble si lointaines et finalement de bien peu d'importance. J'en deviens surpris lorsque je croise la foule lors d'une visite dans un supermarché bondé un samedi après-midi. J'avais déjà oublié qu'il pouvait y avoir du monde parfois. Je crois que j'oublie que le monde tourne, tout devient constant et égal. Seule compte notre réalité actuelle : la prochaine destination, le vent, le soleil, la faim, le bitume et surtout les sensations et la beauté de la nature, partout autour de soi. C'est une réalité dans laquelle les rapports aux choses et aux gens deviennent simples, proches, concrets, parfois bruts et presque binaires.

Je le ressens personnellement comme une forme de bien-être mais je ne saurais le recommander à tout le monde. Cela peut aussi être ressenti comme une forme de fuite, de décroissance (a minima d'absence de croissance) et générer de la frustration. L'enrichissement sensoriel se fait peut-être un peu au détriment de l'enrichissement rationnel et notre éducation et notre culture peuvent rendre cela difficile à accepter. C'est pourtant ce dont j'avais besoin je crois. C'est le remède au mal de beaucoup de citadins ayant consacré leur vie au monde froid de l'artificiel et ayant le sentiment d'avoir perdu le lien avec la nature. Pour toutes ces raisons, il me semble que cela doit rester une parenthèse, une pause, une étape dans une vie. Je suis content de vivre cela tout comme je serai content lorsque cela s'arrêtera.