L'ours grommèle et la grenouille croate

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Les agences de tourisme promettent la plage et le farniente dans le pays aux 1400 îles. Les sites internet de randonneurs nous conseillent de faire attention aux ours et aux mines. "Dans la vraie vie, il n'y a pas de clic comme dans les films : vous marchez dessus, ça explose. Mais elles ne sont pas faites pour tuer : il est plus intéressant militairement de blesser que de tuer, car il faut revenir chercher les vivants". La stratégie et l'imagination humaines n'ont pas de limite. En ce qui nous concerne, nous y avons d'abord trouvé une nature luxuriante et beaucoup de pluie. "Nous n'avons jamais vu ça" persisteront tous ceux que nous croisons. À perte de vue des collines recouvertes d'une végétation dense et feuillue, nous avons du mal à les croire. Nous circulons sur des petites routes peu fréquentées et pourtant bien entretenues, peu de choses à première vue le distinguent de ses voisins à priori plus riches. Les plus cyniques diront que la majorité des maisons ne sont pas finies d'être construites et que les autres sont abandonnées. Nous pourrons répliquer qu'en plus d'avoir la même chose en Sicile, les Italiens arrivent à les vendre "en l'état". Opportunément, nous y voyons surtout des emplacements de bivouac intéressants.

Des cars de touristes bondés apparaissent comme spontanément sortis du vide aux abords du parc national de Plitvice, le parc aux 1000 cascades. Oui, les Croates ne sont pas avares de superlatifs lorsqu'il s'agit de décrire leur pays. Arriver tôt permet d'éviter de slalomer entre les Coréens, Chinois, Allemands et autres Américains sur les nombreuses passerelles en bois posées juste au-dessus de l'eau. On se demande à quelle fréquence des gens tombent dans les lacs faute de rambarde de sécurité. On en prend plein les yeux lorsqu'on ne se prend pas des coups de parapluie. Il pleut et tout le monde semble avoir trouvé le même fournisseur de ponchos multicolores. De loin, des files de préservatifs géants aux goûts variés serpentent le long des rives. L'amont du lac est un privilège réservé aux cyclotouristes. Une petite route monte et redescend à travers une forêt d'immenses hêtres, dévoile de nouveaux lacs transparents et cachés. Une chouette tente de faire la course avec moi mais déclare rapidement forfait. Les escargots ont remplacé les touristes pour nous empêcher d'avancer droit. On préfère. En sortant du bois, on découvre un paysage digne de la petite maison dans la prairie. Nouveau paradis à épingler sur notre carte.

Le nuage que nous pensions avoir semé nous rattrape. Moment opportun pour une rencontre. A côté d'une supérette - du genre de celles dont on ne sait pas si elles sont ouvertes ou fermées - un inconnu à l'odeur de bière et de tabac nous propose de déjeuner chez lui. Juste pour faire passer le temps. On ne peut qu'accepter. À notre arrivée, sa femme semble fâchée mais nous ne saurons jamais pourquoi. Sans doute une histoire de famille ordinaire. Ce qui est sûr, c'est qu'elle prépare un très bon café turc, du ragoût et de la purée. Même le pain est fait maison, et sans Thermomix. L'alcool de prune artisanal est un peu fort à notre goût, Annie aura droit à la liqueur de cerise un peu plus douce réservée aux femmes. Il est forestier. Nous lui demandons donc : "tu rencontres beaucoup d'ours ? - Tous les jours ! - Mais ils ne t'attaquent pas ? - Mais non, vous faites un peu de bruit, par exemple un raclement de gorge et ils partent. Ce ne sont pas des grizzlis comme dans les films américains." Nous repartons sans savoir si nous devons être rassurés.

Un nouveau col, beaucoup de pluie. Le paysage a été balayé par la tempête comme une toile qu'on aurait décapé : nos forêts continentales ont laissé place à un climat méditerranéen. A trente kilomètres de la mer, il était temps ! La terre rocailleuse, les pins et les arbustes bas émergent. On rêve même en avoir fini avec la pluie. Il ne faut pas trop en demander : l'orage menace, on s'arrête, on installe la tente et on prend les paris sur la météo pour s'occuper. Il commencera à pleuvoir et à gronder une heure après et pour toute la soirée. On commence à avoir le nez fin quand il s'agit de pluie et de beau temps.

On se dirige vers Šibenik et Split, deux villes dont la beauté et l'histoire n'ont d'égal que le nombre de touristes qu'on y trouve. D'abord par une petite route de collines magnifiques. Les maisons sont toutes fermées, nous sommes seuls, enfin presque. Nous entendons résonner le train de fret qui tente laborieusement de grimper la montagne, tracté par deux locomotives diesel. Ensuite des routes de banlieue assez circulantes et pas toujours très agréables. Pour finir un tunnel de sortie de ville franchement dangereux. Bon, pour le dernier on essaiera de ne pas recommencer. Impossible de se concentrer, ni de circuler dans ces villes surchargées. Comment pourra-t-on encore en profiter lorsque l'ensemble de la classe moyenne chinoise aura accès au tourisme international ? Quelques photos de principe et nous embarquons pour la Croatie des îles. Nous avons désormais nos habitudes en bateau comme si nous posions les vélos dans un TER pour la Normandie.

Hvar, le Cancun de l'Adriatique. La ville : bateaux bling bling, hôtels de luxe et restaurants chics autour d'un petit port vénitien. On se fait un shot de vie de touristes normaux. L'île : 80 kilomètres longilignes de vallons, une route déserte et bien entretenue. Pique-nique sur une aire de repos au chant des cigales avec vue sur la mer au loin. Il n'y a plus personne à nouveau. Sauf de temps en temps un groupe de touristes à vélo. À tous ceux qui cherchent à se lancer dans l'entrepreneuriat, les tours organisés en VAE fonctionnent du tonnerre. Arrivés au sommet, nous observons la grande bleue saupoudrés de copeaux de terre, nous ne savons plus lequel est le continent.

Des sauts de puce en bateau, nous longeons la mer, remontons dans les collines du centre, redescendons. Arrivée dans une baie habitée d'un village pas très animé. Deux Canadiennes se baignent dans une eau émeraude transparente. Nous déjeunons à l'ombre des pins. L'emplacement se paye cher : 200 mètres de dénivelé à remonter par 35 degrés sans vent et sans ombre. Au moins avons-nous terminé le bocal de cornichons, c'est toujours ça de moins à porter !

La route continue à défiler. Dubrovnik, la plus européenne des villes croates. Les prix sont en euros, le montant des services aussi. Nous avons l'impression de passer un weekend en Europe. On arrive, on visite, on repart. Toujours la même question philosophique qui nous taraude : pourquoi cette ville est devenue plus célèbre que les autres ? Décevante impression que c'est surtout lié au nombre de restaurants et de chambres d'hôtels. Une fois le seuil critique dépassé, l'activité économique attire encore plus d'activité économique. 15 kilomètres plus loin, la route du sud longe le vide. Petit à petit la circulation diminue, l'aéroport signe l'arrêt des voitures. Plaisir de le dépasser en se disant "nous, on continue", doute de s'arrêter : "si je prends l'avion, dans trois heures je suis dans le confort de la maison". Douce ambivalence des sentiments humains.

La route remonte, la frontière avec le Monténégro est située sur un col, est-ce un signe ?