Monténégro, descendez blanco !

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Avant d'arriver au Monténégro, j'avais l'image de la Croatie sans les touristes, d'une nature sauvage et préservée presque exempte d'êtres humains. Après tout, le pays était encore en guerre lorsque la France gagnait pour la première fois la coupe de monde de football. Notre entrée dans ce petit pays se fait à l'ombre de gigantesques panneaux publicitaires. Marina d'immeubles modernes et port flambant neuf surchargé de yachts sont en vente, le tout assorti d'un slogan "invest in your life". Ça donne le ton. Nous dépassons le chantier et découvrons une route longeant la mer, bordée de maisons familiales et de petits restaurants. Des enfants jouent ou se promènent au milieu. Ils sont le sourire qui nous rassurent et nous assurent de ne pas suivre le conseil promotionnel.

Porte d'entrée du pays, on épouse au millimètre la rive de la fameuse baie de Kotor, ajoutant quelques kilomètres agréablement inutiles à notre parcours. Côté nature, un air de fjord, des montagnes qui montent rapidement à 800 mètres et une enfilade de lagunes qui lui donnent une allure de collier de perles. Côté culture, de gigantesques bateaux de croisière, l'adoption unilatérale de l'Euro et un plan d'urbanisme peu contraignant. Il n'y a pas de doute : nous sommes au milieu d'un pôle touristique. Les "interdictions de bivouaquer" qui fleurissent tout le long achèvent de nous convaincre.

Au petit matin, la brume a recouvert la mer. Elle parfait l'écrin des falaises qui nous dominent majestueusement. J'aime ces moments où, comme entouré de coton, le monde semble apaisé et silencieux. Nous sommes protégés. Derrière le voile, tout peut exister, l'imagination est libérée. Cette fois, on pense aux ptérodactyles de Jurassic Park. Ils pourraient débarquer depuis l'un des sommets avant de venir raser l'eau puis s'évaporer comme ils sont arrivés. A l'extrémité, la cité fortifiée de Kotor ne garde plus que des restaurants, des boutiques et quelques églises payantes. Nous zigzaguons autant que faire se peut entre les troupeaux d'humains débarqués pour tenter d'apprécier à notre façon les vieilles pierres. Au moins les voitures ont disparu du paysage.

Au-dessus, la route s'élève vertigineusement. La fin de la zone touristique signe la réapparition des déchets et des maisons populaires. La montée du Lovcen est célèbre pour sa route en lacets très resserrés. Ça rend très bien sur la carte et les photos aériennes mais depuis la route, on ne voit rien du tout. 1400 mètres de dénivelé tout de même, avec les sacoches évidemment. Cela ne décourage pas les autocars et on apprécie leur talent pour se croiser sur la voie étroite. Ça nous fait un feuilleton de notre déjeuner. Arrivés au col, le paysage change soudainement. Le vert de la végétation est plus vif, plus alpin. D'un côté, des points de vue époustouflants sur la mer Adriatique et la baie, de l'autre le sommet de Jezerski où trône la tombe monumentale du fondateur du Monténégro, Petar II Petrović-Njegoš. Une pensée pour les ouvriers qui ont dû satisfaire l'égo d'un défunt au péril de leur vie. Les économistes diraient que ça a contribué au PIB du pays. On trouve surtout de charmants emplacements de bivouac. Rien que pour le privilège de dormir ici, la montée valait le coup.

On devrait toujours commencer la journée par une descente. Le balai des paysages qui défilent et le vent qui siffle dans nos oreilles, échauffé par les premiers rayons de soleil sont une merveilleuse façon de se réveiller. Rapidement, les cigales s'échauffent à leur tour. On est bien en Méditerranée, il est 8 heures, et le soleil brûle déjà. L'ancienne capitale royale Cetinje mérite bien qu'on s'y arrête prendre un café. Nous nous installons comme des princes sur de confortables coussins au bruit de la fontaine qui s'écoule. Puis la pente devient difficile. L'envers du pays : en dehors des axes principaux, le réseau routier se dégrade. Les bosses succèdent aux trous, les éboulis aux parties non goudronnées. Sans compter la route juste assez large pour une voiture et les virages qui se succèdent. Les freins chauffent, nous progressons au ralenti, quel gâchis !

Au loin apparaît une étendue d'eau si grande qu'on pense à un bras de mer. On jette un coup d'œil sur la boussole : c'est bien le lac Skadar. La route remonte gentiment pour nous permettre d'en profiter. Pas de parapet pour nous séparer du vide, nous sommes bien contents de rouler à l'opposé lorsque nous croisons une voiture. Nous sommes presque seuls au monde, encouragés par nos nouvelles amies qui trottent au bord de la route : les tortues d'Herman. A la première, on pensait à une anomalie, un peu comme le crocodile jeté dans les toilettes. Mais au bout de trois ou quatre, on se dit que ça devient presque trop commun. Pas besoin d'aller jusqu'à Oman. En contrebas, ce que nous pensions être une forêt est en fait des nénuphars qui recouvrent partiellement le lac. Nous y apercevons les chemins des bateaux, brises glace à leur façon, dessinant des courbes bleues dans cette plaine liquide.

Ici, même le bord de l'eau n'est pas plat. Nous longeons le lac par une route exigeante enchaînant les relances. La végétation sèche n'est pas suffisamment haute pour nous protéger d'un soleil qui fait grimper le thermomètre plus rapidement que nous, nos tentatives d'y échapper resteront vaines. Un coup d'œil à gauche pour observer le lac encore une fois et nous rafraîchir l'esprit. Arrivés point culminant, rien ne laisse deviner que nous contemplons à nos pieds un autre pays. S'il fallait une preuve que la frontière est une œuvre de l'esprit, elle est là.