En passant de l'Europe au Moyen-Orient, on passe du Nietzschéisme au Soufisme, de l'individualisme occidental à l'hospitalité orientale. Existe-t-il un courant de pensée qui stipule que la compréhension du monde commence d'abord par inviter les voyageurs à boire un thé ? Les Turcs auraient-ils réussi à garder jalousement ce secret dans notre monde hyperconnecté ? Il serait peut-être temps qu'au lieu de regarder nos lointains voisins avec méfiance et arrogance, nous nous intéressions un peu à eux. Ils doivent avoir quelques leçons à nous proposer sur le sens donné à ce mot qui termine la devise française, fraternité.

Dès notre débarquement, le drapeau rouge au croissant et à l'étoile flotte partout quel que soit la direction dans laquelle nous regardons. Les minarets poussent un peu partout, au milieu des villes, des lotissements et des zones industrielles. Même dans les espaces les plus glauques, ils sont toujours gracieux : grands, en pierre, sobrement décorés. Dans la nourriture, les tissus et les matériaux de constructions, les couleurs se mélangent, des couleurs criardes inhabituelles à nos yeux. Autant de symboles honnis dans nos journaux mais qui semblent tout à fait paisibles et bienveillants lorsqu'ils se présentent authentiquement à nous.

La vraie aventure turque commence sur la route. Nous laissons nos modestes départementales pour des routes à l'échelle de la superficie du pays : la 2x2 voies. Sur ces gigantesques bandes d'asphalte où le foncier ne doit pas valoir grand-chose, nous trouvons notre place sur la bande d'arrêt d'urgence. Nous nous y sentons bien : les automobilistes conduisent mal, les chauffeurs de camions roulent comme s'ils avaient oublié qu'ils ont une remorque, mais au moins peuvent-ils le faire à distance suffisante. Ce n'est pas de tout repos pour autant car même sur ce bas-côté à usage théoriquement exceptionnel, nous rencontrons toute sorte d’énergumènes divers et variés : charrettes, tracteurs, triporteurs et parfois voitures et camions à contre-sens. Tout juste les plus polis daignent allumer leurs clignotants pour indiquer leur présence. Nous inventons une nouvelle expression, "conduire à la turque", pour signifier "utiliser le chemin le plus court en faisant fi de toute contrainte". Il y a en effet un sport national dans lequel le Turc excelle, notamment sur la route, c'est celui de braver l'interdit. L'un d'entre eux m'a dit une fois, "si tu veux que ce soit utilisé, il suffit de l'interdire"

Au bout d'une heure, j'ai droit à ma première queue de poisson. Les intersections sont le lieu de tous les dangers : nous apprenons à distinguer le "feu qui vient de passer au rouge", le feu "bien rouge", et le "feu rouge qui va repasser au vert". Être devant n'assure pas la priorité, un véhicule peut très bien choisir de nous dépasser pour tourner juste devant nous. "Derrière" devient une direction toute aussi importante à vérifier que gauche et droite. Je pense que génétiquement, les automobilistes ont un déficit de détection de cycliste. Il paraît que les piétons ont le même problème.

De Marmaris, notre point de départ, à Antalya, notre première étape, il y a un peu plus de 400 kilomètres à parcourir et quelques villes secondaires à traverser. Dans ce vide cartographique, nous découvrons des petits ports où les gens peuvent déjeuner au restaurant les pieds (de la table) dans l'eau. Nous passons devant des resorts tous plus extravagants les uns que les autres. Chaque hôtel essaie de se distinguer par une forme ou un thème original : de la reproduction d'un paquebot à la gare d'Amsterdam en passant par l'entrée gardée par des Sphinx, rien ne semble trop ambitieux pour se démarquer. Des lieux où le turc doit s'effacer devant la langue des touristes. Ici, ce n'est pas l'anglais mais le russe et l'allemand. Au sortir d'une côte, nous percevons les basses lourdes et grasses provenant d'une sorte de baie des pirates : des trois-mâts en bois servent de dance club mobile aux jeunesses huppées orientales. Pèle mêle, nous trouvons aussi des alignements de parasols et de chaises longues (un peu), des boutiques de fourrure (bien utile pour aller à la plage), des minarets (encore), des stations-service (beaucoup) et des serres de tomates (à foison). Nous découvrons aussi et heureusement des lieux un peu plus naturels : des criques où se baigner, des routes sinueuses longeant des plages de galets désertes et des pinèdes qui feraient rêver tout habitant du sud de la France. Enserrée entre un massif montagneux, au nord, et la mer, au sud, la route convulse et se tortille. Elle monte puis redescend en permanence essayant vainement de trouver un compromis impossible entre le farniente et les plateaux arides et sauvages d'Anatolie.

À partir d'Antalya, nous formons désormais un trio avec Valentin, un jeune allemand parti d'Offenburg. Notre fine équipe récupère du sang neuf, la fougue de la jeunesse et quelques compétences d'interprétation bien utiles. Une caravane qui nous semble tout à propos, à l'approche des routes de la soie.

Halte au supermarché. Nous savourons notre soda bien frais tranquillement assis sur le trottoir. Il n'en faut pas plus pour que l'agence de tourisme attenante nous invite à prendre un thé. Première question habituelle sur la nationalité de chacun. A la réponse de notre nouveau compagnon, la langue de la conversation bascule immédiatement : "Ah mais j'ai travaillé en Allemagne il y a 10 ans !". Cette scène qui se répétera à l'infini à chaque rencontre, chaque groupe de turc se devant d'avoir au moins un représentant germanophone. Chacun y va de son avis sur les choses à voir dans les parages, toujours les plus belles de Turquie, lorsque ce n'est pas du monde. Sidé retient notre attention : ça a l'air joli, et SURTOUT, c'est sur la route. Parce que l'arbre centenaire qui nécessite un détour de cinquante kilomètres, on arrive à s'en passer. Arrivés à Sidé, nouvelle rencontre. Par rencontre, j'entends "il vient nous voir", bien entendu. Il existe deux types de pays dans le monde, ceux où répondre "non" à la question "vous savez où vous dormez ce soir ?" débouche indubitablement sur une arnaque et ceux où on a une bonne surprise. La Turquie est clairement de cette deuxième catégorie. C'est ainsi que nous dormirons chez un ancien cycliste professionnel sans pouvoir repartir avant midi le lendemain, demi-pension oblige. Au passage, il aura retracé notre itinéraire de fond en comble, ajoutant un modeste détour de 700 kilomètres parce que "le sud c'est quand même plus joli". On n'est plus à ça près. Les routes que nous parcourons n'ont jamais autant de saveur que lorsqu'elles nous sont données par un connaisseur. Elles ont alors ce goût du secret, du réservé à l'initié qui connait les lieux. Les paysages nous semblent plus authentiques et plus intimes, comme une forme de communion enfin complète avec la terre et ses habitants. Brassens maudissait "les gens qui sont nés quelque part", il aurait peut-être changé d'avis ici.

L'ascension vers le plateau d'Anatolie marque la fin des bivouacs en bord de mer et de la Turquie touristique, surtout lorsqu'on passe par une route secondaire. Les arbres s'effacent à la mesure de l'altitude qui augmente, laissant place à la terre ocre rocailleuse. Notre route longe paisiblement et sûrement une falaise digne de "Winter is coming" avant de nous laisser découvrir les vastes plaines à mille mètres d'altitude. On respire au sens propre comme au figuré : les grands espaces, la sensation de vide, l'air frais de l'altitude. La voiture laisse place au Kangal, version turque du Patou, en tant que principal pourfendeur de cyclistes. Les bergers deviennent nos nouveaux amis, bien plus accueillants que les gérants de resort.

Tout était parfait, sauf peut-être ce bivouac près d'un point d'eau bien pratique, pourtant à des dizaines de kilomètres du village le plus proche. Qui aurait cru que ce serait le lieu idéal pour venir boire une bière en écoutant de la techno turque très fort ? Les Turcs savent nous surprendre toujours.

Comme l'aboutissement d'un pèlerinage, nous terminons cette première partie à Konya, lieu sacré des Soufistes Mevlâna, connus pour les Derviches, ces personnes qui tournent sur elles-mêmes dans une danse mystique pour entrer en transcendance avec le Divin. Quelle belle analogie avec notre aventure pour conclure cet article, nous qui tournons nos pédales pour tourner autour du monde dans une quête de sens finalement pas très différente de la leur.