15km, c'est à peu près la distance moyenne entre un poste frontière émirati et un poste frontière omanais. 15km d'entre deux, de zone sans visa, peut-être sans limite de durée ? 15 km d'une frontière grasse, dessinée au feutre. Pouvons-nous camper dans cette zone internationale ? Nous ne prendrons par le risque, il parait que les prisons sont sordides par ici. Peu sûrs de la démarche pour entrer dans le pays, inquiets d'être déboutés, nous choisissons notre frontière en fonction de cette distance, nous prenons la plus petite. Ça se passera bien. Pas tout à fait aussi bien que nous l'aurions espéré. Cet e-visa nécessaire à l'entrée dans le pays, celui-là même qui doit être obligatoirement pris sur Internet et que nous n'avions pas en poche, nous découvrons la possibilité de l'obtenir à la frontière. Ouf, on est entrés.

Notre première pensée est celle d'une nuit paisible et apaisée qui nous attend. Au cours de ce voyage, plus nous avons avancé vers l'est, plus il était facile de camper. Nous n'avons plus guère de scrupule à installer la tente sur la moindre parcelle disponible même à proximité de la route. Mélange d'expérience acquise, d'augmentation de la surface disponible et d'acceptation - ou nonchalance au choix - de la population. Ici, la pratique a été érigée au niveau du droit légal. Nous pouvons planter notre tente n'importe où en dehors des villes. Dans les parcs naturels comme sur les plages, personne ne s'étonnera de vous voir vous installer ici. Nul besoin de se cacher, c'est sans doute la meilleure thérapie pour qui est bivouac-o-phobe.

En manque d'altitude, nous choisissons de passer par l'intérieur du pays. Le relief est joueur. Nous slalomons entre de petites montagnes, montons et redescendons au rythme des passages à gué à sec. Nous nous laissons amadouer et tentons quelques relances malgré les 40kg chevauchés. Le paysage est sec et minéral. Heureusement pour nous : il parait que lorsqu'il pleut, des cours d'eau torrentiels surgissent et il vaut mieux être protégé du vent. Nos tempêtes font pâle figure à côté. L'urbanisme des villages est digne de la planète Tatooine dans Star Wars. De gigantesques maisons modernes cubiques riches en colonnes, couleurs vives et vitres bleu miroir sont posées çà et là de part et d'autre de la route. Chacune semble maintenir une distance réglementaire d'une centaine de mètres avec ses voisines et personne n'a pris la peine de construire une route bitumée pour y accéder. C'est un étonnant ensemble de petits châteaux posés au milieu du désert.

Nous faisons halte à wadi daam. Un wadi, ou oued en français, est une rivière qui coule uniquement lorsqu'il pleut. S'il ne vaut mieux pas s'y trouver à ce moment-là, tout le reste du temps, c'est une oasis de verdure. Une vraie avec de la végétation, des arbres, parfois de petits bassins où il est possible de se baigner et des omanais qui viennent pique-niquer et se rafraîchir. Le wadi, c'est le truc à faire à Oman, la cure de verdure. Aller dans le désert pour apprécier le wadi après, c'est un plaisir qui se situe à mi-chemin entre prendre un copieux plat de pâtes après trois jours de jeûne et aller dans un sauna après un bain glacé. On adore et on en redemande.

Nous arrivons tôt à Nizwa, suffisamment pour devoir attendre l'ouverture du seul café occidental que nous avons repéré. Le seul dont nous sommes sûr qu'il proposera du wifi. Une fois la commande passée, tout le monde note scrupuleusement le mot de passe et entre dans sa bulle, officiellement pour trouver un endroit où dormir le soir. Nous observons les nombreux touristes français, allemands, anglais ou chinois passer. On se demande ce qu'ils font là : certes la ville est grande et étalée mais deux rues animées, un grand château de sable à taille humaine faisant office de fort et un marché ascétique justifient-ils à eux-seuls le détour ? On nous avait prévenu : on ne va pas à Oman pour ses villes. Pourtant des bruits courent parmi les personnes autour de nous, la présence de voitures de police supplémentaires indique un événement inhabituel. Eh oui, c'est bien lui, l'ancien président Bush, nous faisant un signe de la main automatique depuis son 4*4 blindé. Nous nous racontons quelques blagues sur les yeux qui brûlent après l'apparition du diable puis nous allons nous installer. Je dois être mauvaise langue quant à l'importance de la ville.

Définitivement extraits de la zone montagneuse nous longeons les Wahiba Sands, un vaste désert qui s'étend sur une centaine de kilomètres. Des dunes s'élèvent brusquement cent mètres au-dessus du sol. Le vent souffle et crée des ondées de sable qui balaient la surface de la route. Le spectacle a quelque chose de magique et de mystérieux. Il nous est impossible d'explorer ces lieux à vélo, nous avons mis vingt minutes à faire vingt mètres la dernière fois que nous avons essayé. Nous nous contentons d'une incursion sur quelques kilomètres d'une route bitumée. Comme dans tous les endroits trop facilement accessibles, le sable ne parvient pas à effacer les déchets oubliés par les précédents visiteurs. Nous n'aurons pas la photo magique des vagues de sable à 360 degrés au coucher du soleil. Celle-là est réservée aux 4x4. Mais on en a plein les yeux quand même, au sens propre comme au figuré. On se rend rapidement compte que le lieu n'a rien de désertique : de grandes tentes adossées à des parcs à dromadaires sont éparpillées çà et là. Nouvelle confirmation que l'homme est vraiment partout.

Au réveil, le temps est brumeux. Nous savons que la côte est a essuyé les dernière traces d'un cyclone passé la veille. Nous ne nous pressons pas et arrivons après la tempête. La route garde encore des balafres de boue. Un village est encore sous l'eau et une courte déviation a été organisée sur une piste pour éviter le lac nouvellement formé. La banque HSBC brille, incongrue, entre les maisons de pêcheurs populaires et les grosses flaques. Des enfants en haillons traversent facilement pieds nus pour aller acheter une glace au supermarché. Dans le sud de la péninsule Arabique, les pluies sont si rares qu'aucun système d'évacuation de l'eau n'est prévu, le sol si sec qu'il est devenu étanche. Il faut attendre qu'elle s'évapore ou bien qu'une DDE locale sorte la pompe. En attendant, c'est la fête pour les gamins, l'école n'ouvrira pas ses portes aujourd'hui. Nous continuons sur une route heureusement surélevée au milieu des plaines inondées. Aujourd'hui, nous roulons sur l'eau.

Nous essayons d'apercevoir les tortues de mer venir pondre sur la plage. Nous faisons une première tentative sur une plage de pêcheurs, ce qui a l'avantage de nous permettre de passer un après-midi agréable à côté d'une mosquée, eau chaude pour le thé et douche fournies. Une balade à la tombée de la nuit et une avant le lever du soleil pour tenter de surprendre une grosse carapace ou une trace dans le sable, sans succès. Nous nous rabattons le lendemain sur la réserve naturelle, en fait un hétéroclite mélange de complexe hôtelier et de réserve scientifique. Nous payons pour nous retrouver à trente autour d'une pauvre tortue qui voulait juste pondre tranquillement. Le guide présente et décrit méthodiquement le processus sans jamais laisser place à un quelconque romantisme ni rendre hommage à la magie du moment. C'est sans doute notre expérience la plus triste du voyage, nous ne la recommandons à personne.

Arrivés à l'extrême est de la péninsule, il est temps de faire demi-tour, fragile symbole d'un voyage qui commence son retour. Nous rejoignons la route de la côte, une deux fois deux voies large mais peu fréquentée. Pour dormir, nous sortons de la route, descendons vers la mer en contrebas. Une fois nous trouvons un petit abri en bordure d'un village, une autre nous sommes simplement à proximité d'une petite falaise à nu. De là, nous n'entendons plus le bruit des voitures. Les villes sont proches mais nous avons l'impression d'être seuls au monde. Au milieu d'un nulle part désert en Iran, nous étions bercés par le moteur des camions qui résonnaient dans la vallée. Ici sur une côte de plus en plus touristique, nous n'entendons que le reflux des vagues. Les intuitions peuvent être trompeuses.

Nous passons Sour puis Muscat, la capitale, sans vraiment y faire attention. Cette dernière est un regroupement de plusieurs villes sur une quarantaine de kilomètres de long, une longue plage de sable blanc au milieu et quelques autoroutes qui serpentent entre des massifs rocheux çà et là. Il n'y a pas de centre, pas d'endroit évident où aller, pas de repères. Nous nous y sentons perdus, pas à notre place et passons une demi-journée pour la traverser. Nous passons l'autre demi-journée à l'hôtel et ne sortons que pour dîner. On a hâte d'en repartir.

Dernière partie jusqu'au retour aux émirats. Les longues plages sont activement fréquentées par les pêcheurs. Des abris en bois sont fabriqués à même le sable pour protéger les bateaux ou accueillir les échoppes d'où sera vendu le produit de la pêche. La route est régulièrement ensevelie, nous obligeant à poser le pied à terre. Une autoroute en construction est abandonnée. Elle s'arrête brutalement à l'entrée de chaque village pour repartir à la sortie. L'ingénieur semble avoir oublié la présence de ces habitations, la route n'y survivra pas. Les mosquées sont notre source d'eau et d'ombre. Nous nous y arrêtons pour nous laver et déjeuner. Les bons jours, quelqu'un nous apporte des dattes fraîchement cueillies ou du café omanais, infusion de café et de cardamone.

Nous observons la relation entre les omanais et leurs animaux comme nous regardons un documentaire National Geographic après avoir coupé le son. Scène une. Deux personnes amènent un taureau bien portant et tout en muscles dans la mer suffisamment loin pour voir l'eau effleurer sa truffe. Il se débat par principe mais sans conviction. On le lave, on le brosse, on le masse et on le dorlote. Quelques dizaines de minutes s'écoulent. Peut-être finit-il par apprécier. Un autre suit. Scène deux. Une voiture avance lentement sur la route. Un dromadaire trotte à côté, attaché. L'entrainement en vue de la course. Scène 3. Des troupeaux de dromadaires tous fringants, élégamment habillés, certains montés d'autres non. L'entrainement est terminé, la pression à son maximum, ils marchent vers l'hippodrome. On range les popcorns et on repart.

Habitués au ciel bleu, nous baissons la garde. Nous installons la tente dans un champ de glaise. Le temps s'assombrit, nous guettons les premières gouttes. La pluie commence à tomber, le sol sec n'absorbe rien et de grosses flaques se forment rapidement. Encore une fois, nous devons déplacer la tente dans un lieu moins confortable mais plus sûr. Nous découvrons le lendemain matin des routes inondées voire fermées. Adieu petites routes agréables le long de la mer, bonjour route principale, très fréquentée et à visibilité réduite mais la seule surélevée et encore circulable. Le soir venu, le vent continue à souffler fort. Nous nous réfugions dans une mosquée. L'imam est peu enthousiaste de nous voir ici, peut-être la présence d'une femme, nous ne le saurons pas. Nous sommes sauvés par deux employés bengalis qui nous accueilleront dans leur petit "studio" aveugle donnant sur la mosquée. Comme trop souvent, les plus pauvres sont les plus spontanément généreux.

Nous repartons comme nous sommes arrivés, par les montagnes. Le soleil est revenu. La grande 2x2 voies principale qui mène à Dubaï est étonnement vide. On ne va pas s'en plaindre. Distance entre les deux postes frontières : 10km.