Take it easy en Malaisie

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Nous faisons un saut de géant au-dessus de l'océan. Les dix heures d'escale qui auraient autrefois été une corvée sont l'occasion d'un repos forcé bienvenu. Bien ancré dans l'imaginaire du voyage, l'aéroport est un lieu statique où on ne peut pas bouger, où chaque mouvement est contrôlé, la plupart des portes verrouillées. Sans aucun sentiment de déplacement, nous parcourons l'équivalent de trois mois de vélo (notre nouvelle unité de mesure de la distance) en quelques heures.

Fraîchement débarqués, nous cherchons des repères, des points d'ancrage qui nous rappellent à ce que nous connaissons. Un Starbucks aux prix aussi prohibitifs qu'ailleurs mais aussi des mosquées et l'accoutrement des habitants. Eh oui, nous sommes toujours dans le monde musulman, la transition n'en sera que plus douce. Il y a aussi toutes ces choses qui changent, le taux d'humidité, l'odeur de l'air et la couleur du ciel. La prolifération d'une jungle luxuriante jusqu'au cœur même de Kuala Lumpur ne cesse de m'impressionner, surtout après avoir passé plusieurs moins dans le désert. Nous sommes dans l'un de ces films post apocalyptiques où la nature a finalement vaincu le ciment. Si je devais catégoriser Kuala Lumpur, je dirais que c'est une ville anciennement moderne. Le béton, les hautes tours ou le monorail qui passe silencieusement au-dessus de nos têtes à côté des bâtiments coloniaux et des petites échoppes traditionnelles imposent un contraste et une signature à laquelle nos piètres compétences de photographe ne rendent pas honneur. Contrairement aux photos sur Internet, la ville n'est ni totalement récente ni traditionnelle. Quelque part entre deux. Le béton y est sale et usé, les trottoirs sont soulevés par les racines des arbres. La pollution accélère le vieillissement et la nature n'a pas battu en retraite.

Bouddhistes, Musulmans, Hindous et Chrétiens ; Malais et Chinois ; mais tous Malaisiens. Même les dernières élections ont dépassé le clivage communautaire. Ici l'encens brûle au son de l'appel à la prière en arabe, le cochon grille et la bière coule à deux pas d'un restaurant hallal. Personne ne semble s'en offusquer. Pouvons-nous prendre quelques leçons sur le vivre ensemble ? On commençait sérieusement à se demander si deux grandes religions pouvaient coexister dans un pays, la Malaisie vient nous rassurer un peu sur un possible du Monde. C'est dans ce pays de l'unité que nous retrouvons Loes, une jeune cycliste flamande-qui-parle-français. Tout est possible ! Nous l'avons rencontrée grâce au Tinder du cyclotourisme. Dans ce grand groupe WhatsApp qui regroupe ceux qui ont pour seul point commun d'être perdus quelque part entre l'Europe et l'Asie à vélo, une ville de passage partagée rapproche plus qu'une photo. "Ah vous êtes à Kuala Lumpur, moi aussi, prenons un verre et faisons un bout de route ensemble". Pas plus de formalités, elle nous accompagnera pour la visite du pays.

Nous sommes arrivés en Malaisie par la grande porte, nos vélos confortablement installés dans leurs cartons de protection, nous repartons par les petites routes. Et vu la taille de la ville, on est plutôt fiers de l'itinéraire trouvé. Premiers coups de pédale à gauche, les voitures qui arrivent du mauvais côté de la route nous font quelques frayeurs. Une petite boucle dans le quartier d'affaires, une photo rapide des Petronas Twin Towers, dix kilomètres et on se retrouve déjà à zigzaguer sur des routes asphaltées tout juste assez larges pour faire passer une voiture. Nous traversons des zones résidentielles à la topologie torturée mais à l'ambiance tranquille. On n'avance pas vite mais on ne risque pas nos vies sur une autoroute. Il fait bon de pouvoir élever des poules et d'observer la rivière couler à quinze minutes de son travail. En cherchant un peu, je crois que je suis capable d'aimer toutes les villes.

Nous nous arrêtons au passage aux grottes de Batu. Un célèbre temple hindou construit à l'intérieur d'une grotte gigantesque. Un escalier tout aussi monumental pour y accéder que les singes appâtés par les friandises des visiteurs ont colonisé. Pas de législation sur le travail des enfants pour eux, ils ont compris comment les utiliser pour augmenter le bénéfice. Pendant que nous nous faisons agresser par cette mafia à poils, la gigantesque statue de Murugan à l'entrée nous regarde impassible du haut de ses 40 mètres. On se demande bien qui elle protège.

Il est déjà presque midi lorsque nous commençons à apercevoir de vrais morceaux de nature. Le soleil tape fort, le taux d'humidité est bien monté et la première côte est prête à m'achever. Le cœur palpite et je ne suis pas loin de vomir, les habitudes se perdent vite. Dans la descente, je pense au problème suivant : la faim. Dans ce pays où il est beaucoup plus facile et moins cher de déjeuner au restaurant que de se faire un pique-nique, nous devons prendre notre mal en patience. Nous guettons le moindre signe d'animation. Le voyage est désormais planifié en fonction des lieux où nous pouvons nous sustenter.

Nous réalisons au petit matin une ascension en forêt. Plusieurs cyclistes nous dépassent. La température encore un peu fraîche est parfaite, la pente plutôt facile et une agréable odeur d'humidité pénètre nos narines. Tous ces signaux suffisent à raviver la douce mélancolie d'un automne ou d'un printemps idéal en France. Je me souviens du froid sec et du ciel bleu, des feuilles qui tombent et de la brume. Les saisons me manquent. Je monte dans l'illusion de ce souvenir. La route est peu fréquentée, en parfait état et le vélo bien réglé. La végétation est luxuriante, la forêt dense et compacte. Ce monde-là est interdit aux humains, seuls les cris d'animaux nous confirment que quelque chose existe derrière. De temps en temps un singe vient nous narguer d'une acrobatie au-dessus de la route, un arbre tombé sur la route est une nouvelle tentative de remettre les choses en ordre. C'est l'un de ces moments parfaits que je chéris, le genre de moment qui se raconte mal mais qui me rend intimement fier de ce voyage.

Les collines s'effacent petit à petit pour laisser place aux plantations de palmiers à huile. Même si le lien de parenté est évident, il y a à peu près autant de différences avec le cocotier qu'entre une pomme de terre et une carotte. Le second est filiforme et aéré tandis que le premier est large et gras. Je ne peux m'empêcher de faire la comparaison avec les gigantesques monocultures d'oliviers que nous avons traversées en Grèce. L'un est-il vraiment pire que l'autre pour l'environnement ? À vrai dire, là où en Grèce le sol n'était que terre aride, les plantations ici sont généralement couvertes d'herbe ou de végétation basse. La sélection non naturelle semble se faire plutôt à la débroussailleuse qu'aux pesticides, sans doute le résultat d'une inversion des coûts entre le produit chimique et la main d'œuvre. Ou peut-être juste mon imagination. Il vaut mieux s'y faire car nous en traverserons des centaines de kilomètres et nous y planterons notre tente.

"Cameron islands ? Non, Cameron Highlands !" Qui aurait cru qu'une si étroite péninsule pouvait accueillir un sommet à 1500m d'altitude. Quand même. Le climat frais est favorable à la culture du thé. Il pousse dans de petits buissons alignés qui épousent parfaitement la forme des collines. Ces jolis champs glamours voient défiler les cars de touristes à la pelle. On ne peut pas en dire autant de l'autre versant qui a été colonisé par les serres qui permettent de récolter à peu près tout le reste. Ici ce sont les bâches en plastique qui recouvrent les sommets. Aucun parking pour autocar n'a été prévu dans cette partie. On ne peut pas se nourrir que de thé. Faute d'avoir pensé à la machette pour défricher la jungle, nous posons la tente au milieu de l'ascension au milieu d'un village lorsque le ciel menace. Nous avons bien fait.

La seconde partie du voyage est moins sexy. Les routes secondaires se font plus rares et nous devons partager notre chemin avec les trop nombreuses voitures. Les palmiers à huile succèdent à d'autres palmiers à huile dans de subtiles variations de taille, d'âge ou de taux d'humidité du sol. La monotonie encourage à s'émerveiller des petites surprises glanées en chemin. Des bœufs gris et tout en muscles paissent nonchalamment au bord de la route. Des aigrettes blanches comme des anges les accompagnent sans bouger, attendant que leurs gros compagnons leur délogent quelque pitance. Lorsqu'elles ne daignent pas se salir les pattes, elle se posent délicatement et sans complexe sur le dos du bovidé. Ce joli tableau de la vache et l'oiseau, cette belle histoire de symbiose, nous le retrouverons partout sur la péninsule, autant dans le réel que dans l'imaginaire peint. On imagine bien quelques poèmes sur le sujet. Sans raison les bœufs se mettent à charger en direction de Loes. Juste le temps pour que la surprise laisse place à la frayeur et ils la contournent pour disparaître dans les fourrés de l'autre côté de la route. Comme ça. Le tableau éphémère s'est évanoui. Plus loin, un gros lézard nage nonchalamment dans l'eau, à vingt mètres de notre tente. Le débat est sérieux. Est-ce qu'il y a des crocodiles en Malaisie ? Chacun y va de sa théorie sur le régime alimentaire des reptiles. Pendant quelques instants on s'imagine ce que c'est que de vivre dans un monde où on peut être dévorés. Nous faisons de bien piètres aventuriers. Comme souvent, la paresse l'emporte. On conclura qu'on peut rester dormir, on laissera juste la nourriture à l'extérieur. C'était un varan, et il avait sans doute plus peur de nous que nous n'avions peur de lui.

Nous prenons un bac pour accéder à George Town, localement appelée Penang. Un bel exemple d'architecture coloniale, au sens historique comme au sens contemporain. Les bars et restaurants transforment les façades historiques du centre-ville classé au patrimoine mondial de l'UNESCO. Un artiste local essaime une initiative, de nombreux artistes ont réalisé des peintures sur les murs transformant la cité en avant garde du street art. Une carte est même éditée à ce sujet. De la jetée et ses maisons sur pilotis jusqu'au quartier indien, nous prenons plaisir à flâner dans les petites rues presque piétonnes. Les Malaisiens ont ce talent pour garder leurs villes vivantes et éviter qu'elles ne se transforment en musée.

Accéder à Langkawi, la grande île du nord-ouest est plus difficile que prévu. Nous nous présentons au ferry qui semble rencontrer des cyclistes pour la première fois. Malgré l'affichage d'un tarif vélo et une bonne heure de discussions, l'opérateur du bateau est formel, non nous ne pouvons pas monter sur le bateau avec nos vélos. Nous devrons prendre un ferry pour voiture à 50km de là. Tant pis, ce sera pour le lendemain. Nous nous levons aux aurores, traversons les rizières au lever du soleil et découvrons un village perdu au milieu des mangroves. Les contretemps sont définitivement les meilleurs instants du voyage. Sur l'ile, la plage de sable blanc est un paysage de rêve pour l’Ironman qui s'y déroule tous les ans mais est aussi plate que les histoires qu'on peut y raconter. Une course à pied avait lieu, un semi-marathon je crois. Les coureurs slalomaient à la frontale entre les voitures bloquées par un bouchon. Bien m'en a pris de ne pas m'inscrire.

Au comble du désespoir de ne pas trouver une route calme au nord de la Malaisie, nous débarquons dans la région de Perlis. De petites bandes d'asphalte serpentent au milieu des rizières et des pitons rocheux. Des enfants s'amusent à lancer des pierres dans une bouteille qui flotte. Alors oui les rivières sont boueuses et pleines de plastique mais l'ambiance y est tranquille. Une agréable vie de périphérie. Nous dormons dans un jardin d'enfant au bord du lac d'une base de loisir. Des sons de karaoké (du moins on l'espère pour la chanteuse) résonnent depuis l'autre rive. Les moustiques arrivent vers 18h, il est temps d'aller dormir. Le lendemain, simple formalité, nous passons et entrons au royaume de Siam.