Thaï-o Thaï-o

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Le récit de voyage est une impression qui ne se limite pas au pays traversé. Il est influencé par mon état d'esprit, le livre en cours, les discussions du moment et l'actualité du monde. Celui d'aujourd'hui est indissociable d'une pensée qui nous obsède de plus en plus depuis quelques mois déjà : c'est bientôt la fin. Lorsque nous quitterons la Thaïlande, ça le sera vraiment. Nous y entrons en bénéficiant d'une exemption de visa d'un mois. C'est le temps pendant lequel nous pouvons rester dans le pays sans devoir acheter de visa. Nous sommes le 5 février, nous nous serons envolés d'ici le 5 mars. Nous réapprenons à compter les jours. Fort de nos expériences passées, le compte à rebours est serein. Nous préférons faire moins mais mieux, nous avons appris à douter des impératifs.

Fin du voyage dans quatre semaines.

Après quelques mois en Asie du Sud Est, les paysages que nous traversons nous sont familiers et assez peu différents de ce que nous connaissons en Europe. Pourtant nous sommes encore à la latitude de la Mauritanie. Cette route en zig-zag, les forêts d'hévéas, une plaine de rizière, des arbres de plus en plus secs nous procurent pourtant un bonheur sans cesse renouvelé. L'envie de continuer le voyage pèse à côté de l'envie de reprendre une vie plus sédentaire. Nous lui voyons tous ses bons côtés : pouvoir construire quelque chose, retrouver ses communautés, se faire comprendre dans sa langue et dans ses idées, manger du fromage. Je suis désormais convaincu que cette parenthèse doit en rester une.

Nous faisons halte chez Kong, il tient un atelier de torréfaction de café et une petite plantation dans les montagnes. Il ne peut pas nous héberger mais nous offre un excellent café et quelques bons conseils pour dormir ce soir. Nous sommes accueillis sur un site sacré. Un bouddha dont on ne distingue que l'œil et le nez nous observe depuis l'intérieur de son arbre centenaire. Dans la rivière qui passe à proximité, un homme cherche de l'or. Un restaurant sur pilotis existait ici il y a quelques dizaines d'années, il espère retrouver les bijoux de quelques clients étourdis. Notre nouvel ami a d'autres qualités : il aime le vélo de voyage et il parle un anglais correct. Nous le faisons rêver en lui narrant nos aventures. En échange il nous montre sa dernière trouvaille, une bague en or, qui lui permettra espérons-le de s'acheter la monture de ses rêves. Il se fait notre interprète pour demander au gardien du lieu l'hospitalité. Nous aurons droit à des bananes de bienvenue.

Le voyage se nourrit des anecdote glanées sur la route. La procession d'un pieu public se dirige vers un temple construit au sommet d'une colline. Celui-ci est fastueux, un énorme bâtiment qui nous fait penser à un hôtel d'une dizaine d'étages mais à la conception si caractéristique des sites religieux Thaïlandais. Derrière, un grand bouddha blanc surveille le site de haut. C'est sûr, nous pouvons passer notre chemin : nous ne pourrons pas dormir là. Un temple où on ne peut pas dormir ne vaut pas de s'y arrêter. Un parc d'attraction reprenant toutes les caractéristiques japonaises. Une allée surmontée d'arches en rondins rouges, plusieurs pagodes, un jardin zen, des pins. Des Thaïlandais qui semblent apprécier ce genre de lieu où ils peuvent prendre des photos en famille.

Le sol se courbe. Des côtes au milieu d'une nature préservée se font de plus en plus hautes, de plus en plus pentues. Un nouveau terrain de jeu se déploie devant nous. Au premier et seul restaurant croisé de la journée, nous nous arrêtons déjeuner préventivement. Chat échaudé craint l'eau froide. Nous intriguons des passants soucieux de notre confort :

- Où allez-vous ?
- Phrao
- Oh-là-là, ça va monter, vous devriez faire demi-tour et prendre l'autre route !
- Mais non, on a l'habitude !"

Nous pensions, pour qui nous prend-il. Nous payons notre excès de confiance : 300 mètres de dénivelé sur un peu moins de 2.5 kilomètres, soit une heure à pousser le vélo. La descente n'est pas en reste et fera chauffer les patins. Les petites collines obligent la route à serpenter et à se tordre comme nous l'aimons. Ça valait bien le coup.

Peut-être est-ce la période proche d'une fête religieuse, peut-être est-ce le lieu où simplement pas de chance mais nous avons moins de succès pour dormir dans les temples. Nous essuyons plusieurs refus consécutifs. Nous essayons des alternatives. Les crématoriums sont plutôt tranquilles, soigneusement évités par les Thaïs effrayés par les fantômes qui pourraient hanter le lieu. Les postes de police sont le cinq-étoiles du bivouac. Sécurité garantie si tenté qu'on a à craindre quelque chose, eau chaude, internet, toilettes et douche. Parfois un reste de riz encore chaud, un selfie avec le chef de station. Nous n'avons jamais pris autant plaisir à aller voir la police même si nous avions parfois l'impression de les déranger au milieu de leur partie de Candy Crush.

Fin du voyage dans trois semaines

Nous dormons chez Tu à Nan. Oui, les Thaïs aiment les surnoms et les monosyllabes. Nous hésitions entre y passer une nuit ou deux nuits, nous y resterons trois. Nous dormons dans une cabane construite sur le toit de cette belle maison à la façade en bois. Il est photographe animalier, du genre à deviner les noms des oiseaux dont nous sifflons les cris. C'est peut-être un détail pour vous, mais pour nous ça veut dire beaucoup ! Il se plait à exposer ses meilleures photos dignes de National Geographic. Après tout, ils ont entièrement rénové leur maison par leurs propres mains, ils ont acheté un champ de riz qu'ils ont converti en permaculture, ils ne sont plus à ça près. Deux festivals ont lieu en même temps dans cette ville qui s'ouvre au tourisme. Celui-ci est encore essentiellement local mais s'internationalise petit à petit. Quelques blancs comme nous détonnent dans les rues. Je ne le dirais jamais assez, l'accueil change le regard sur toute la ville, le pays et le récit. Le lendemain de notre arrivée, c'est nous qui accueillons deux autres groupes de cyclotouristes, des Britanniques et des Suisses. Nous serons neuf sur le tapis à pique-nique du marché de nuit. Les anecdotes de vélo fusent. Nous formons à nous tous un échantillon représentatif des différents profils de cyclotouristes. À ma gauche, les Britanniques ont toujours cette tendance au non-conformisme extrême. Partis d'Australie, ils ont onze mois pour rejoindre le Royaume-Uni. Bloqués à la frontière entre le Vietnam et la Chine à cause du Coronavirus, ils font demi-tour avec la ferme intention de traverser le Myanmar, le Bangladesh, l'Inde et le Pakistan. Le tout avec une distance quotidienne qui ne laisse guère le temps de souffler. À ma droite, nos amis Suisses, une fois arrivés en Turquie, ont préféré troquer leurs vélos pour le confort du bus avant d'en acheter de nouveaux arrivés au Vietnam. Nous nous retrouvons quelque part entre les performers et les touristes, chacun fier de son voyage.

Fin du voyage dans deux semaines.

Notre billet d'avion est réservé. Départ prévu le 3 mars soit très exactement 11 mois après notre départ. J'aime les nombres entiers. Le voyage est fini, le compte des jours restant doit se faire exact. Plus de piste prévue, nous pouvons laver les vélos une dernière fois.

Sukhothai est l'une des nombreuses anciennes capitales royales qui précèdent la constitution du royaume de Siam. Nous nous baladons dans un grand parc mêlant temples, monuments restaurés et habitations. Nous sommes encore à 600 kilomètres de Bangkok, une distance suffisante pour permettre à la ville de conserver une épaisse couche de traditions malgré la pression des visiteurs. Nous dormons dans une petite auberge telle un motel fait de cabanes en bois où chaque chambre donne sur une cour extérieure. Nous respirons une dernière fois les odeurs du marché, nous contemplons la surpopulation de poissons protégés par la proximité d'un temple, nous savourons les mets locaux. Nous prenons le temps de mémoriser chaque image, chaque situation et les chérir plus tard.

Les routes sont redevenues plates. Nous sommes dans la dernière ligne droite si on peut dire. Nous avançons à bon rythme et confortablement. Seul le vent ne veut pas qu'on parte, comme d'habitude en fait.

Fin du voyage dans une semaine.

Nous trompons la monotonie en jouant avec les chiens qui aboient et nous poursuivent. Nous les provoquons, les poussons sur le bas-côté, fonçons vers eux pour les sortir de leur sieste au milieu de la route. Dans une forêt d'hévéas, sur la dernière piste du voyage, l'un d'entre eux ne goute pas à la plaisanterie. Dans un excès de rancœur ou d'enthousiasme, il entend bien garder un bout de mon mollet en souvenir. Je saigne un peu, rien de grave. On désinfecte et on repart. Puis nous réfléchissons, nous lisons la littérature sur toutes ses maladies depuis longtemps oubliées en France, familières de nom mais dont on ignore les conséquences. Wikipédia : La rage est une encéphalite virale grave touchant principalement les mammifères. Après apparition des symptômes, elle est mortelle dans la quasi-totalité des cas. Cette infection est hautement contagieuse par morsure et transmissible de l'animal à l'Homme. Le tétanos est une toxi-infection touchant l'être humain et certains animaux. Il est dû à une infection locale par la bactérie Clostridium tetani produisant une neurotoxine, la tétanospasmine, ciblant le système nerveux central. Cette toxine est l'un des plus puissants poisons biologiques connus. Elle entraîne la mort dans 20 à 30 % des cas. La guérison s'obtient après plusieurs jours ou semaines d'hospitalisation en réanimation et soins intensifs. Il y a un flottement dans l'air, j'espère très fort que le médecin ne s'est pas trompé lorsqu'il m'a vacciné. Il me reste une obligation : je dois faire une nouvelle injection de vaccin contre la rage. Nous changeons d'itinéraire encore une fois et accélérons.

36 heures plus tard, nous sommes à Bangkok. Nous arrivons à l'hôpital juste avant le créneau des fêtards. La salle d'attente est étonnement vide comparée à ce qu'on connaît en France. Le passage aux urgences est rapide, juste le temps de nettoyer la plaie et faire le vaccin. Nous avons deux jours d'avance, six nuits pour se réhabituer à la vie urbaine. La méga-ville est si différente de ce que nous connaissions du reste du pays qu'elle est pour nous comme pour un nouveau territoire. Les restaurants sont deux fois plus chers que dans le reste du pays, les portions deux fois plus petites. Nous trouvons un restaurant avec lequel nous serons fidèles jusqu'au départ. Nous remplissons nos obligations : trouver un carton pour le vélo, acheter du scotch, du film plastique pour protéger nos précieux. À chaque jour son quartier : le quartier Chinois (à côté du barbier/coiffeur), la vieille ville (à côté d'une boutique vélo) et la ville "Européenne" (à côté de l'autre boutique vélo). Je n'aime pas cette ville, elle est trop bruyante, trop grouillante, trop déshumanisante. Je doute de mes souvenirs de Paris. L'ai-je idéalisée ? Vais-je être déçu et contrarié à mon retour ? Nous trouvons à grand peine quelques lieux paisibles que nous savourons autant que l'on peut. Un grand parc ceinturé par une deux fois trois voies est le refuge de magnifiques varans plus occupés à manger des poissons qu'à craindre les observateurs. Une jetée au bord de la rivière propose quelques bancs tranquilles entre les boutiques de souvenirs, juste ce qu'il faut pour observer les bateaux passer et le chien de la vendeuse qui ressemble à un Gremlins. Le parc de l'université. Toutes ces petites arrière-rues désertes.

Fin du voyage dans trois jours.

À grand renfort de scotch et de film plastique, nous emballons nos vélos et nos souvenirs. Nous nettoyons nos sacoches pour ne pas emporter un cafard ou une fourmi avec nous. Confortablement assis sur le sol de notre chambre, nous finissons le dernier sac de nourriture lyophilisée emportée de France "au cas où". Nous rangeons nos affaires. Comme tous les soirs, je désinfecte ma plaie. Nous avons l'idée de faire un restaurant spécial pour célébrer la fin mais nous ne trouvons pas mieux que le Khao Pat Mu servi par la petite échoppe devenue habituelle donnant sur la rue à côté de chez nous.

Fin du voyage dans un jour.

Nous réservons le taxi SUV qui nous emmènera à l'aéroport. L'employée de l'auberge nous aide à charger nos cartons. Annie prend les dernières photos : l'omelette du petit-déjeuner habillée de ketchup pour la faire ressembler à une tête, des cabanes sur pilotis au pied de l'autoroute, une gigantesque statue au milieu de l'aéroport. Le jour du départ est lui-aussi un jour heureux.

Fin du voyage.

Épilogue

Nous faisons escale à Oman, notre voyage à l'envers. Nous y passons la nuit, un dernier bivouac sur les bancs de l'aéroport. Les sacs de couchages sont appréciables pour compenser la climatisation. La nuit n'est interrompue que par les quelques messages de sécurités passés toutes les heures.

À la sortie de l'avion, nous avançons de nouveaux projets plein la tête. Une normalité chasse l'autre. Un douanier veut contrôler nos vélos, nous demande d'où nous venons. Ses yeux brillent à l'évocation des pays traversés, de l'aventure passée. La chauffeuse de taxi nous interroge sur la Turquie qu'elle connait bien. Nous partageons nos déboires et nos ressentis. À tous ceux qui pensent que la France râle, le sourire attire le sourire. Depuis que nous sommes rentrés, nous n'avons fait que des belles rencontres. La France est belle, elle-aussi.