Depuis Chiraz, nous prenons la direction de la mer. C'est en retrouvant l'hospitalité iranienne telle que nous l'avions découverte au nord que nous réalisons que l'état d'esprit dans le centre touristique du pays nous a quelque peu déconcerté. Nous espérons un peu de changement lorsque nous prenons la route des lacs. De l'eau ? De la végétation ? De la fraîcheur ? Ce sera... une grosse flaque ! Au milieu d'une vaste prairie, nous distinguons à peine les reflets d'un liquide vaguement bleuté. Nous sommes consolés par des routes faciles où nous pouvons avancer à bonne allure pour peu que nous fassions abstraction de la chaleur et de l'humidité qui progressent trop rapidement. Lorsque nous déjeunons en amont de la petite ville peu animée de Kāzerūn au climat encore chaud et sec, nous ne savons pas encore que nous sommes à proximité d'une frontière naturelle. La ville à peine traversée, nous voyons des palmiers pousser un peu partout (certes souvent trop bien alignés et parqués) et sentons une brume suffocante s'abattre sur nous. En quelques kilomètres, nous sommes passés du désert sec à la forêt tropicale. Même à 8 heures du matin, une petite glace est toujours bienvenue.
Peu avant un dernier col avant d'atteindre le niveau de la mer, nous sommes surpris par une pluie d'orage. Nous apprécions ces grosses gouttes rafraîchissantes qui réveillent des sensations presque oubliées. La lassitude finit par prendre le dessus après une trentaine de minutes sous l'averse abondante sans aucune perspective d'amélioration. On ne rigole plus et on décide de s'installer. Toutes les voitures s'arrêtent au bord de la route sans doute peu habituées à rouler dans de telles conditions. Nous trouvons un endroit idéal protégé du vent et abrité par quelques arbres pour déployer notre maison. Nous sommes enfin au sec. Enfin presque : une eau boueuse ruisselle dans la tente sur le sol légèrement incliné. Au bout d'une dizaine de minutes, loin de se calmer, le niveau d'eau commence à monter. Le doute s'immisce sérieusement lorsque nous ne voyons plus nos pieds. Nous jetons une tête à l'extérieur, une véritable cascade se déverse dans notre direction dans ce qui s'avère être... une cuvette ! Protocole de crise : nous évacuons les sacoches heureusement encore fermées et qui commencent à flotter. Nous déplaçons la tente dans les hauteurs sur un sol caillouteux sans faire trop de chichis. Le vent gonfle la toile qui manque de s'envoler une fois ou deux. Dans un dernier effort, nous plantons les sardines, arrimons solidement le parachute gonflé puis enfin rapatrions les vélos qui n'étaient pas loin de flotter à leur tour au milieu de l'étang nouvellement formé. Au matin, le niveau d'eau avait à peine diminué mais le soleil est revenu. Bilan, une sardine noyée à tout jamais, un comble n'est-ce pas ?
Les champs inondés de grosses mares placides sont le dernier témoin du déluge de la veille. Nous reprenons notre descente entamée vers la côte. Dans le caravansérail de Borazjan, un jeune soldat s'ennuie dans un bâtiment qu'on penserait abandonné. En service militaire obligatoire, il doit garder ledit site pendant 3 mois, 24h/24, 7j/7 avant d'avoir droit à une grosse vingtaine de jours de répit auprès de sa famille qui l'attend à 2000 kilomètres de là. Ce cycle va se répéter pour lui pendant deux ans. Dans ce caravansérail, nous avons pique-niqué et nous a même proposé d'y dormir. Qu'y a-t-il de si important pour justifier une telle garde et gâcher deux ans de la vie d'un jeune homme plein de bonne volonté ? On ne le saura pas. On voit juste un jeune de plus nourrissant une aversion pour le système dirigeant et une jalousie pour la classe privilégiée qui arrive à éviter cette obligation. Il ne rêve plus que d'obtenir un passeport qui lui permettra d'aller vers un monde extérieur fantasmé. Une fois encore, comme de nombreux habitants que nous avons rencontré auparavant, et comme tous ceux rencontrés après, il nous prévient. "Faîtes attention ! Ne faites pas confiance aux Iraniens, ils sont parfois bizarres et mal attentionnés !" Comme tous les autres, nous lui avons fait confiance, à lui, à ceux d'avant et ceux d'après. Voyager pourrait convaincre le plus buté des sceptiques, je vous l'assure, les hommes, dans 95% des cas sont bons et honnêtes. Même dans les pays soi-disant terroristes. On l'avoue, nous nous méfions tout juste des enfants et des ivrognes.
Nous campons au pied du dôme salé de Jashak. Une montagne encore peu connue et à la signalisation incertaine recouverte de croûtes de sel : des nuances ocres, rouges, jaunes et parfois bleues ou grises parcourent et zèbrent toute la surface de la montagne. Le lit d'anciennes rivières est encore marqué d'une balafre minérale blanche éclatante dont l'écoulement a été figé par le soleil. Même les moustiques ne daignent pas venir jusqu'ici. Nous apprécions le silence à quelques 6 kilomètres de la route principale. Bon d'accord une voiture va quand même passer, ça reste l'Iran, on ne peut pas exiger rester seuls 12 heures d'affilée. Pour une fois cependant, elle repartira après nous avoir offert... du sel trouvé par terre, et nous dormirons sereinement sans jamais être réveillé.
Nous continuons notre chemin entre la mer et la montagne. Quelques arbustes piquants poussent désormais, dont certains sont même suffisamment grands pour nous faire de l'ombre. Un soir, le ciel brille tant que nous nous demandons si un incendie ne s'est pas déclaré à proximité. La vie semble pourtant suivre son cours normalement et cette pensée s'évanouit au fond de nos esprits fatigués. Chaque problème en son temps et la réponse vient effectivement d'elle-même le lendemain matin : nous traversons le site d'extraction gazier d'Iran sud. Concrètement, soixante-dix kilomètres de tuyaux, d'usines, de torches enflammées et d'hébergements pour ouvriers qui se terminent par une vaste plaine déserte à l'ambiance un peu lugubre et un aéroport. Au milieu quelques villages portuaires presque traditionnels et qui nous semblent un peu décalés dans ce paysage industriel.
À vélo, les meilleurs instants sont ces surprises sorties de nulle part, qui viennent tromper la certitude que plus rien ne pouvait se produire. Le sel fait scintiller le sable. Alors que les arbres étaient réapparus, la proximité de la mer a fait revenir le désert. De nouvelles falaises, cette fois en contraste avec le bleu du Golfe persique derrière. Des pans rocheux concaves réverbèrent le son des vagues, trompant nos sens et nous donnant l'impression d'être encerclés par la mer. Nous nous émerveillons de ce délicieux changement. Nous n'avons jamais été aussi loin des épicentres de l'activité iranienne. Il n'y a plus d'eau courante, des citernes ont poussé au-dessus de toutes les maisons et des fontaines à eau fraîche. Des hommes viennent remplir leurs bidons à la mosquée. Notre guest house nous présente son puits. Il est rempli une fois par mois d'une eau de mer dessalée. Les villages aux alentours, plus petits et moins riches, ont trouvé depuis bien longtemps une méthode beaucoup plus écologique. De petits dômes recueillent les eaux de pluie et de condensation pour la garder naturellement à l'ombre et au frais. Pas toujours besoin de silicium pour utiliser l'énergie solaire. La chaleur et le soleil se font toujours plus intense. Nous hallucinons. Bien sûr, il y a le classique reflet sur le bitume ou le sable qui laisse à penser une mare d'eau. On a lu Tintin, et fort de ce bagage culturel, on n'est pas dupe. La nature passe alors au niveau supérieur. Un chien s'avère n'être en fait qu'un pneu. Plus sournois, vous seriez surpris d'imaginer à quel point un dromadaire et un cyclotouriste peuvent se ressembler à l'horizon. Nous avons longtemps espéré mais pas de nouvelle rencontre ce jour-là.
Dernière étape de notre périple en Iran, nous bivouaquons sur l'île d'Hormoz. Certains la disent volcanique, d'autres couverte de sel. Les deux sont sans doute vrais pour expliquer la couleur rouge dominante partout, en premier sur cette falaise qui domine le centre du caillou de 20 kilomètres de circonférence. Nous laissons les vélos et partons randonner autour de l'île. À la grande surprise de tous les taxis qui semblent n'avoir jamais vu un marcheur. Lacs de sel, falaises multicolores et changements brusques de couleur sont notables, photogéniques et impressionnants. Nous nous endormons sur une plage au sable zébré de noir et de rouge jusqu'au moment où nous sommes agressés par... un chat ! Le saligaud en voulait au pain contenu dans mon sac à dos et n'a pas hésité à se servir. Le coup de griffe est plus efficace que tous les systèmes d'ouverture facile. Dans ce combat sanglant, mon sac n'a eu aucune chance et le pain non plus...
Trois heures d'administration, quatre heures de bateau et nous apercevons l'immense ligne des gratte-ciels dubaïotes. Avant de descendre, le capitaine vient nous parler. Il est de ces iraniens qui ont eu la chance de passer du temps à l'étranger et s'exprime dans un anglais presque parfait. Nous partageons avec sincérité notre ressenti, les bons comme les mauvais côtés. Il abonde, à chaque région ses particularités. Venant du nord, il est plein de clichés négatifs sur les autres parties de l'Iran. Devrions-nous en être surpris ? Pour autant, sans qu'on sache dire si c'est un effet de notre mémoire ou une réalité factuelle, nous ne sommes pas loin d'être d'accord avec lui. Il est le premier à ne pas avoir une idée utopique de l'Europe et de la France. Il est le premier avec qui nous pouvons avoir une conversation critique. Le premier et le dernier Iranien, avant un bout de temps du moins.