Turkish Lorraine
Stroboscope. Je ne vois pas de meilleur mot pour qualifier notre dernière étape turque, de Van à la Géorgie. Le temps et les paysages s'écoulent par instants, à la manière d'une suite discrète d'événements non reliés entre eux. Un flash, un clignement d’œil, le paysage, l'humeur et l'ambiance ont changé. Nous sommes comme dans un rêve, ou une dystopie par certains égards, de tout ce qu'on peut vivre en Turquie, ou son extrême inverse.
Tout commence par le lac de Van, 1800 mètres d'altitude. Pendant près d'une journée, la route est *presque* plate. Nous passons de petites plages où les baigneurs cohabitent avec les vaches. La rive opposée disparaît derrière la brume ou l'horizon. Quelques hauts sommets lévitent, uniquement trahis par la crête enneigée dont les reflets blancs parviennent jusqu'à nous. L'eau et l'air sont doucement réchauffés par un soleil sans filtre et un peu sournois. Malgré toutes nos précautions, nous prendrons quelques coups de soleil ce jour-là. Amis collectionneurs de plage, le paysage est tout à fait singulier pour faire trempette. Il ne manque que les parasols.
Un camion nous dépasse, nous sort de nos pensées. Rien d'inhabituel. Celui-ci produit un son que nous sommes désormais capables de reconnaître à 200 mètres. Voyageant en groupe, immatriculé en Iran, une grosse citerne ovale et un avant proéminent, nous en croiserons tout au long de notre route. Eux aussi vont vers la Géorgie. De là, ils n'ont plus qu'à traverser la Mer Noire ou l'Ossétie du Sud pour acheminer ce qui est probablement du pétrole vers l'Europe ou la Russie. Nous sommes sur la bonne route.
Soudain, elle trouve le moyen de monter encore plus haut. Nous longeons un petit canyon où coule une rivière peu vigoureuse. Un séisme significatif a eu lieu ici dans les années 90 et j'aime à penser que cela pourrait être une faille tectonique. Ici la terre s'est ouverte sur quelques mètres avant de refermer laissant une jolie cicatrice. Une façon supplémentaire qu'elle a de nous rappeler "je ne rigole pas, moi". Nous avons pris l'habitude, après une ascension, de trouver non pas un col mais une nouvelle plaine. L'herbe pousse encore à 2000 mètres mais c'en est définitivement terminé des arbres. Nous zigzaguons au milieu des volcans. Ils ont marqué leur territoire d'une gigantesque coulée de basalte que nous contournons sur plusieurs dizaines de kilomètres. On peine à imaginer la violence de l'éruption. La route se contorsionne pour éviter au mieux ce désert noir à gauche, et les collines qui remontent abruptement à droite. Sur les crêtes, des tours de guet matérialisent la frontière avec l'Iran. Pas le temps de s'arrêter au col pour la photo traditionnelle, des militaires nous demandent d'avancer. Nous ne ressentons aucun danger ici pourtant. Même dans ces zones reculées, des autoroutes gigantesques sont en construction, des autoroutes qui ne mènent nulle part si ce n'est sur des sites militairement stratégiques. Les camions vont et viennent soulevant des nuages de poussière avant que tout redevienne paisible. Cela nous semble être une animation exagérément disproportionnée dans ce nulle part.
Nous nous arrêtons à l'entrée d'un village très pauvre. Le genre de village qui, même lorsqu'on est habitué aux écarts de richesse, met mal à l'aise. On sait qu'on vit dans un monde différent. Pourtant, c'est là la seule zone ombragée que nous ayons trouvé et nous passons outre toutes nos intuitions. Des enfants s'approchent, innocents. Ils posent quelques questions puis restent. Après quelques allers-retours, ils s'établissent près des vélos. Toujours un peu méfiants, nous rapprochons nos montures, ils se rapprochent à leur tour. Ils parlent fort entre eux, nous ignorent, on fait de même. Nous nous sentons comme des bêtes de foire. Le bruit vient rompre notre tranquillité. Nous leur demandons gentiment de se calmer. Peut-être sommes-nous perçus comme arrogants, nous qui avons tout et demandons en plus du silence, eux qui n'ont rien ? Le malaise augmente, nous partons, ils nous suivent en nous lançant des cailloux ! Une tradition, nous apprendrons plus tard. Qu'aurions-nous pu faire ? Je regrette de partir sur une telle incompréhension. Désormais, nous nous méfions plus des enfants que des chiens.
Arrivés à Doğubayazıt, le majestueux mont Ararat nous contemple de ses 5000 mètres d'altitude. Noé y aurait construit son arche, même pour un athée c'est quelque chose. Nous nous sentons apaisés devant un tel spectacle. Comment pourrions-nous nous inquiéter ? Nous baissons le regard et le contraste est saisissant : d'un côté la majesté enneigée de la nature, de l'autre une ville faite principalement de torchis et de tôles. Nous campons dans une large plaine grise de poussière parsemée de petites pierres de basalte. Un décor digne du Mordor. Nous sommes maintenant à l'extrême est de la Turquie, nous avons plutôt l'impression d'être au Tadjikistan, les volcans en plus.
Nous quittons la frontière iranienne pour nous approcher de la frontière arménienne. La route monte et descend. Pas de beaucoup pourtant, quelques centaines de mètres au plus à chaque fois. C'est suffisant pour repasser dans l'ambiance chaude et humide que nous nous étions empressés d'oublier. Les arbres sont de retour et des cigognes font leur nid en haut des pylônes. Le désert revient vite sans qu'on comprenne vraiment où il s'était caché. D'abord des collines et des cavernes dignes de la Cappadoce puis un plateau immensément vide. Une station-service nous apparaît providentielle. Le thé y bout dans un grand samovar alimenté au feu de bois. Nous repartons empestant la fumée.
Nous continuons sur une piste. Des camions nous dépassent laissant derrière eux une traînée de poussière, nous plongeant régulièrement dans une brume difficilement respirable. Le soleil tombe, le bruit et la poussière également. On passe quelques villages, tous ont leur mosquée, parfois plusieurs. La protection d'Allah est plus importante que l'acheminement en vivres, la santé spirituelle avant celle biologique. Nous les traversons avec méfiance, comme si étions en zone hostile. Le vent souffle. Nous nous installons à l'abri d'une colline dans un champ. Quelques moissonneuses d'un autre temps rentrent tard après la tombée de la nuit. Nous savourons à ce moment notre invisibilité.
Nous traversons un dernier village très tôt alors que ses habitants ne sont pas encore sortis de leur maison. Enfin, nous retrouvons notre bitume chéri puis atteignons Ani. Ancienne capitale arménienne au XIème siècle, devenue village puis abandonnée au XVIIème. Étonnement, seuls quelques bâtiments religieux ont survécu. Elle se situe ironiquement du côté turc de la rivière qui marque l'actuelle frontière. Dans un mois, nous serons à quelques dizaines de kilomètres de l'autre côté de cette infranchissable barrière naturelle. Pas de pont ici, le détour obligatoire par la Géorgie témoigne des relations encore tendues entre l'Arménie et la Turquie. Personne n'a daigné verrouiller l'accès au site et nous avons le privilège de le visiter avant l'ouverture. Nous nous baladons dans cette large plaine vallonnée, entourée de protections naturelles - canyons ou rivières - et d'un mur en bon état sur le dernier côté. Le soleil est parfait à cette heure de la journée, le moment est idyllique. Un berger apparait, il garde ses moutons à proximité d'une église en rénovation et tente de nous vendre quelques pièces de monnaie ancienne qu'il a sans doute trouvé par terre. A l'extérieur, une infrastructure touristique est en construction, sans doute un musée et une boutique. En attendant, cette dernière se situe dans un container et vend quelques snacks et boissons lorsque nous sortons. Pour un monument classé au patrimoine mondial de l'UNESCO, on est encore loin de la surexploitation, et on préfère comme ça.
Dernière étape urbaine, Kars. Nous retrouvons la culture turque telle que nous la connaissons. Nous ne nous attendions à rien, nous sommes agréablement surpris. Le patrimoine de la ville est tout à fait étonnant. Plusieurs mosquées très anciennes dont sans doute une église arménienne convertie, un joli château, quelques vieilles fortifications et une petite rivière qui coule au pied et des bâtiments "de style baltique" (sic) datant de la colonisation Russe. Enfin, nous passons un petit parc densément occupé par des pergolas que les Turcs affectionnent tant pour faire leur barbecue. La production de fumée y est alors à son comble. Nous ralentissons le pas et flânons dans la bourgade.
À la sortie de la ville, nous faisons un détour pour éviter un barrage qui n'était pas sur notre carte. Ça monte à nouveau jusqu'au lac Çıldır. Le temps est maussade et nous subissons une averse de grêle additionnée à un fort vent latéral. Un camion s'arrête et nous nous abritons sur son côté. Avec des grêlons d'un centimètre, le casque m'est utile pour la première fois du voyage ! Au bord du lac, une petite pêcherie et quelques bergeries, les plateaux du Caucase nous donnent l'impression d'être en Ecosse. Le vent et les nuages n'y sont pas étrangers. La Turquie nous offre un dernier paysage original et tente de nous empêcher de sortir.
Ainsi se conclut un peu plus d'un mois dans ce vaste pays à cheval entre l'Europe et l'Asie. Cette dernière semaine, bien qu'un peu triste du point de vue humain aura été riche de paysages variés, parfois grandioses, parfois surprenants mais toujours magnifiques. Rarement parcourue par les cyclotouristes et les touristes tout court, nous ne pouvons que vous encourager à y aller, une autre Turquie s'ouvre à nous. Nous nous souviendrons d'un pays dont la diversité naturelle et le patrimoine n'ont rien à envier à la France ou d'autres pays touristiques, l'hospitalité en plus (enfin, en général). Nous retrouvons la source d'une petite rivière qui file en Géorgie. Nous nous empresserons de la rattraper et la suivre espérant avoir une route raisonnablement dénivelée pour la suite.