Un départ Corsé

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Lunatique.

Si la Corse est surnommée l'île de beauté, ce n'est certainement pas pour l'architecture de ses centres urbains. Les bâtiments des années 70 alternent avec des résidences hôtelières décrépies ou des villas démesurées sonnant creux. L'ensemble crée une atmosphère jouant sur des tons allant du jaunâtre au saumon. Ils saturent l'espace, gâchent notre vision, nous empêchant de voir les quelques discrètes demeures d'un style plus traditionnel. Les grandes villes Corse ne nous auront pas laissé une grande impression.

De toutes les villes que nous avons visitées, tout juste Bonifacio sort du lot : construite sur un plateau calcaire à une cinquantaine de mètres d'altitude, elle forme une presqu'île qui tombe dans la mer. Cette "ville haute" abrite ainsi dans une crique le port en contrebas. De l'autre côté de la crique, des structures troglodytes sont creusées dans des falaises couleur ivoire, accessibles uniquement aux chanceux disposant d'un bateau. La grande majorité des bâtiments sont encore traditionnels : des immeubles sont hauts et donnent sur des rues resserrées, des habitants étendent leur linge aux fenêtres, les restaurants sont animés. Il aura fallu atteindre la fin du parcours pour découvrir le charme discret de l'île.

Ces villes en majorité hideuses laissent d'abord place à des routes souvent très circulantes bordées des mêmes structures bétonnées et enduites. A cause du relief, le réseau secondaire est peu développé et la voiture est le seul moyen de se déplacer. En tant que cyclistes, nous nous sentons néanmoins plutôt respectés : les véhicules s'écartent quand ils le peuvent, ralentissent un peu et surtout n'abusent pas du klaxon. Nous apprécions le contraste sur ce dernier point avec le sud de la France et Marseille en particulier. Toutes les villes du sud ne se ressemblent pas fort heureusement.

Il ne faut pas se décourager. C'est une fois ces deux barrières passées que la Corse se révèle. Les grands axes fréquentés par les automobilistes font mystérieusement place à de petites routes calmes et sinueuses accolées aux flancs des falaises multicolores allant de l'ocre au vert en passant par toutes les teintes de jaune, les voitures ont laissé place à la nature. Un marcassin curieux vient nous voir et nous revoir, intrigué de trouver deux énergumènes sur son territoire. On se demanderait presque à quel moment on a changé de route et où ces voitures allaient. Nous découvrons alors une nature sauvage, des vallées vierges de toute empreinte humaine, souvent inaccessibles, densément recouvertes d'arbustes feuillus. Ce tapis vert laisse place de temps en temps à de petits villages de montagne cachés, discrets, paisibles. Nous y trouvons de petits clochers traditionnels où la corde pour sonner les cloches pend encore à l'extérieur. Derrière, des sommets encore enneigés et emmitouflés dans leur écharpe de nuage tentent de se cacher sans grand succès. Il arrive simplement de temps en temps que le charme soit rompu par le passage d'un autocar de touristes se déplaçant tel un mammouth dans un magasin de porcelaine.

Entière.

Le cycliste amateur de côtes en a pour son compte : nous trouvons aussi bien des routes côtières qui passent de crique en crique, des ascensions bien régulières plus ou moins longues ou des successions de raidillons flirtant avec les 15%. Avec les sacoches, Annie devra même pousser le vélo de temps en temps ! À notre grand regret, nous n'avons pas eu l'occasion d'explorer suffisamment l'intérieur des terres qui promettait d'être plus sauvage et exigeant. On nous a parlé de la zone vers Gualdariccio apparemment magnifique. On nous a aussi parlé du désert des Aggriates accessible uniquement en VTT ou des îles sanguinaires. Nous nous sommes promis de revenir.

Vous l'aurez compris, la Corse n'aime pas faire dans la demi-mesure. Et c'est le cas pour tout. Les restaurants sont généralement chers (même avec nos habitudes parisiennes) mais excellents dans la qualité des ingrédients (mais où trouvent-ils de si bons légumes à la sortie de l'hiver ?), le détail de la préparation, la quantité. La Corse ne connait pas le crachin. Nous avons eu de la pluie, de la vraie, qui mouille, et pendant longtemps : plusieurs après-midis entiers avec les pieds trempés, voire même une journée coincés sous la tente.

Pauses.

Voyager, c'est aussi savoir s'arrêter. Lorsque des paysages nous y invitent, des personnes nous le proposent, la météo nous y contraint ou simplement notre corps nous le demande. Il est pour moi parfois difficile d'arrêter de compter les kilomètres parcourus, biais classique de la mesure de la performance individuelle si ancrée dans nos sociétés modernes. Annie est partie avec une tendinite au genou, qui l'a accompagnée pendant toute cette semaine. Il faut faire avec ces (ou ses) limites, les transformer en opportunité. Nous avons dû faire une retraite forcée pendant deux jours dans un camping dans un lieu sans intérêt. Nous avons réappris à lire, prendre notre temps, simplement profiter du moment non pas pour l'action mais juste pour ce qu'il est.

Nous avons également rencontré trois cyclotouristes, l'un en VAE, et un couple en bikepacking. Nos routes se sont suivies, croisées et recroisées sans le faire exprès. Alors, comme une acceptation d'un cadeau du destin, nous avons sacrifié quelques matinées de vélo pour leur préférer un café dans un port ou un hôtel où nous avons pu partager nos expériences passées ou présentes. Cela vaut bien autant qu'un paysage.

De la Corse, je ne retiendrai ni Saint Florent, ni Calvi, ni Bastia. Je me souviendrai de cette route d'où on voit les vagues de fracasser sur la falaise en contre bas par un soleil couchant, de ces vallées sauvages d'où pointent avec une forme d'humilité, cachés derrière les collines, de majestueux cols alpins enneigés, de ces modestes et paisibles villages traditionnels où il n'y a rien à faire à part contempler les vieilles pierres, de ces matins où nous croisons des visages de cyclotouristes déjà rencontrés qui nous invitent à prendre un café et chamboulent délicieusement tout le programme de la journée et d'Annie poussant son vélo dans une côte à 15% trempée sous la pluie et contemplée par un marcassin.